35

Le soleil n’était pas encore tout à fait levé quand ils arrivèrent en vue des arrières français mais une petite lueur leur permettait de se distinguer les uns les autres. Jim donna ordre à sa troupe de s’arrêter à quelque trois cents mètres des premiers chariots à bagages et il expédia deux hommes d’armes pour aller couper deux fois autant de branches qu’il y avait de personnes présentes. Il se pencha sur sa selle pour prendre deux de ces rameaux quand, sur ses instructions, ils lui rapportèrent leur cueillette. Les brandissant à bout de bras afin que tout le monde les aperçoive, il s’expliqua :

— Observez-moi avec attention ainsi que mon cheval.

Quand tous les yeux furent braqués sur lui, il glissa l’une des branches sous le frontal de son cheval.

— Que voyez-vous ? demanda-t-il alors sans cesser d’agiter la seconde.

Un murmure admiratif parcourut les rangs de la troupe. Mais comme personne n’osait apparemment se résoudre à s’exprimer, il interpella Brian :

— Sir Brian, que voyez-vous ?

— Dieu me pardonne mais vous planez dans le vide… au-dessus du sol !

— Exactement. Maintenant, regardez bien.

Il introduisit le second rameau dans la charnière de la visière de son heaume.

— Et maintenant, Brian ?

— Vous êtes toujours là, James ? Nous ne distinguons plus rien – ni vous ni votre cheval !

— Oui, je suis bien là, n’ayez crainte, et dans une minute je reprendrai forme. Vous deux, dit-il aux hommes chargés de branchages qui, bouche bée, contemplaient le vide, vous allez à présent procéder à la distribution générale de ces branches à raison de deux par personne. Quand tout le monde sera servi, chacun en fixera solidement une sous le frontal de son cheval de façon qu’elle soit aisément visible de loin. Ensuite, vous coincerez tout aussi solidement l’autre dans votre casque. Allez… Exécution !

Les deux hommes d’armes, jusque-là pétrifiés, sursautèrent à cet ordre qui tombait de je ne sais où et commencèrent la distribution. Chacun prit son dû et suivit la consigne. De nouveaux murmures s’élevèrent. Un par un, les membres de l’expédition regardaient leurs voisins disparaître quand ils avaient reçu leurs rameaux et réapparaître une fois qu’eux-mêmes étaient en possession de ceux qui leur revenaient et qu’ils les avaient fixés conformément aux directives de Jim.

— Vous avez tous mis vos brindilles en place ? demanda ce dernier. Est-ce que vous vous voyez et me voyez à nouveau ?

Le murmure qui suivit la question avait, cette fois, valeur d’acquiescement. La voix du prince retentit haut et clair :

— C’est prodigieux, sir James !

— Je remercie Votre Altesse. Pour tous ceux qui n’auront pas une branche accrochée à leurs vêtements ou ailleurs, vous serez invisibles. Mais évitez surtout de parler fort ou de faire du bruit car cela risquerait de tout gâcher. Mettez-vous bien dans la tête que tout est question de suggestion. Quelqu’un qui regardera dans votre direction sera persuadé de ne rien voir. Mais s’il vous entend, il n’en sera plus aussi convaincu et il finira peut-être par vous apercevoir quand même au bout du compte. Cela vaut aussi pour les chevaux. Il faut qu’ils fassent le moins de bruit possible. Ils iront donc au pas. (Jim se tourna alors vers Raoul.) Voudriez-vous, lui dit-il, conduire Son Altesse et les chevaliers à l’endroit que nous avons repéré hier ? Vous les laisserez à la lisière du bois. Ensuite, je vous prierai de revenir pour guider le reste de la troupe réparti par groupes de dix hommes. Je partirai avec le dernier.

Ainsi fut fait. Quand Jim arriva en serre-file, tout son monde était déjà assis au milieu des arbres à la limite de l’espace dégagé qui s’étendait entre les deux armées.

Les chevaliers, comme on pouvait s’y attendre, s’étaient installés à l’endroit le plus confortable : un bouquet d’arbres dont les troncs leur servaient de dossier au bord d’un petit ruisseau. Quand il eut mis pied à terre, Jim vida la gourde accrochée à sa selle dans l’intention de recueillir de l’eau fraîche.

— James ! s’exclama Brian de sa place. Mais que faites-vous donc ? En voilà une idée de gaspiller comme cela du bon vin !

Il se dirigea, les sourcils froncés, vers Jim qui, à croupetons au bord du ruisseau, était en train de remplir le récipient.

— C’est que j’aurai vraisemblablement besoin d’eau pure, répondit Jim en levant la tête.

— Mais voyons, l’eau, c’est malsain ! Je vous ai déjà prévenu, James. Particulièrement l’eau qu’on trouve en France. Vous allez attraper la colique.

— Nous verrons bien. (Sa gourde était maintenant pleine et Jim la reboucha.) N’importe comment, mes pouvoirs magiques pourront me protéger de la maladie.

— Oh ! Oui, bien sûr. J’avais oublié.

— C’est compréhensible.

Jim se redressa et alla arrimer la gourde. Il aurait bien voulu être sûr que ses pouvoirs magiques l’immuniseraient effectivement contre ce que Brian appelait la colique. Son compagnon le suivit quand il alla attacher son cheval avec ceux des autres chevaliers et celui du prince.

— Raoul nous a expliqué la raison pour laquelle vous avez choisi cet endroit, James, lui dit Brian. Si j’ai bien compris, nous allons maintenant simplement attendre de voir si le roi prendra position avec sa garde sur cette levée de terrain qui se trouve un peu plus loin ?

— Absolument. S’il ne s’est pas montré quand les deux armées se seront déployées en formation de combat, il nous faudra nous mettre à sa recherche. Il serait bon que nous ayons deux guetteurs perchés sur les arbres les plus hauts pour nous tenir au courant des mouvements des troupes françaises et anglaises. Avons-nous un homme qui ait une vue particulièrement perçante ?

— Moi, j’en ai un. John Chester ! Approchez ! (L’écuyer s’avança.) John Chester, lequel de nos garçons a-t-il une vue particulièrement aiguë ? Luke All-bye ? Eh bien, allez le chercher.

John Chester ne resta absent que quelques instants. Quand il revint, un homme d’armes d’une trentaine d’années à la mine chagrine le suivait. Dafydd surgit au même moment, accompagné d’un des trois archers qu’il avait ramenés, celui dont les cheveux grisonnaient.

— Qu’y a-t-il, Dafydd ? lui demanda sir Brian.

— Si j’ai bien compris sir James, il a besoin de quelqu’un qui ait un œil de lynx pour observer la mise en place du dispositif de bataille des deux armées. Or, je crois que personne ne peut se comparer à Wat of Easdale dans ce domaine. (À ces mots, Luke Allbye et John Chester se renfrognèrent et Brian fronça les sourcils.) Un archer, n’est-ce pas, se doit d’avoir une meilleure vue que le commun des mortels pour toucher sa cible comme il convient. Or un maître archer comme notre ami Wat est capable de damer le pion à tout le monde. N’est-ce pas, Wat ?

— C’est la vérité du bon Dieu si je peux me permettre, messeigneurs.

— Eh bien, il y a une solution toute simple, dit Jim : nous désignerons Luke et Wat tous les deux comme guetteurs. La question n’est pas de savoir lequel est le plus doué, mais d’obtenir avec le maximum de précisions les informations souhaitées.

— Voilà qui est bien parlé, James, approuva Brian. Luke et Wat, vous allez l’un et l’autre grimper sur un arbre et quand vous aurez bien regardé, vous reviendrez nous rapporter ce que vous aurez observé.

Jim et Brian s’assirent pour attendre le compte rendu des deux hommes.

Le soleil était maintenant levé et l’atmosphère commençait à se réchauffer. Une journée splendide s’annonçait. L’herbe embaumait, la forêt résonnait de chants d’oiseaux. Tout paraissait si paisible qu’il semblait impensable que des hommes soient sur le point de s’étriper. Jim se rappelait ce que lui avait dit Carolinus : si l’on voulait faire échouer les desseins des Noires Puissances, il fallait qu’aucun des deux camps ne remporte la victoire. Mais comment opérer pour qu’il en aille ainsi ? Il n’en avait aucune idée – ou, tout au moins, s’il en avait une, elle était des plus nébuleuses. Carolinus comptait évidemment sur lui pour parvenir à ce résultat mais, jusqu’à présent, Jim n’avait guère pensé qu’à l’objectif immédiat : révéler au roi Jean la mystification dont il était l’objet et lui prouver que le vrai prince était Edouard et non l’imposteur qu’il prenait pour lui.

Le retour de Luke Allbye et de Wat of Easdale qu’accompagnaient John Chester et Dafydd interrompit le cours de ses réflexions.

— Eh bien, Luke, quelles nouvelles nous rapportez-vous ? demanda Brian.

— Les deux armées sont à présent rangées en ordre de bataille, messeigneurs. Les Français se sont répartis en trois lignes successives comme on le supposait, la dernière touchant presque les tentes des seigneurs et chevaliers. Les Anglais, pour autant que j’ai pu m’en rendre compte, sont rassemblés en une seule ligne disposée en échelon comme c’était déjà le cas à Crécy et à Poitiers, les hommes d’armes faisant face aux Français et deux ailes d’archers en double file derrière eux. (Luke, qui avait parlé tout d’une traite, s’interrompit pour reprendre souffle avant de continuer :) Pour moi, sir Brian, milord, il y a six mille hommes d’armes côté anglais et peut-être deux mille en tout côté français. Les Français ont aussi des archers génois devant leur première ligne – dans les trois mille à mon idée. Dans le camp anglais, il me semble qu’il y a entre quatre mille et six mille archers et non point deux mille comme on le disait.

— Merci, Luke. Vous avez des questions à lui poser, James ? (Jim fit signe que non et Brian tourna la tête vers Wat of Easdale.) Avez-vous quelque chose à ajouter à ce que Luke vient de nous dire ?

— Seulement qu’il n’y a pas six mille archers mais tout au plus deux mille.

— Comment pouvez-vous être aussi affirmatif ? Ils étaient sûrement trop loin pour qu’il vous ait été possible de les compter un par un et je sais que Luke est bon juge en matière d’estimation.

— Il lui a certainement paru aller de soi que les deux ailes enveloppant le gros des hommes d’armes qu’il a vues représentaient au moins six mille archers, répliqua Wat of Easdale d’une voix égale. Mais cela peut n’être qu’une ruse de guerre destinée à tromper l’ennemi. Au moins deux sur trois des hommes qui sont supposés être des archers ne sont que des hommes d’armes – voire des gens appartenant au personnel des cuisines – munis d’un bout de bois de la longueur d’une tige d’arc et qui se tiennent comme ils croient que se tiennent des archers.

— C’étaient tous des archers, messeigneurs ! s’écria Luke avec véhémence. Je le jure !

— Alors, tu mets ton âme en péril, rétorqua calmement Wat. On peut placer un homme dans une compagnie et lui fourrer un bâton dans la main mais seule une vie tout entière consacrée à pratiquer le métier lui apprendra à avoir le maintien qui est celui d’un archer. Pour moi, qui suis un fils de l’arc ayant grandi et vécu avec des experts en cet art, il saute aux yeux qu’il n’y a pas deux sur trois de ces garçons qui sont de vrais archers !

— Ventrebleu ! s’exclama Brian. À la distance à laquelle ils se trouvaient, comment aurait-on pu noter d’aussi subtiles différences dans l’attitude de ces hommes et leurs manières ?

— Je vous le dis en grand respect, sir Brian : ci vous aviez visé aussi souvent que moi une cible à trois cents pieds, vous seriez attentif au moindre détail.

— Admettons que les Français soient inférieurs en nombre, intervint Raoul avec emportement. Croyez-vous que cela les effarouchera au point d’en dissuader un seul de passer à l’attaque le moment venu ? Et quand ils se seront rapprochés, ne s’apercevront-ils pas de la ruse ? Ne pensez-vous pas que cela les incitera à donner l’assaut avec une vigueur accrue ?

— C’est sans nul doute ce qui se passera, seigneur Raoul, et c’est justement ce qu’attendent les Anglais pour peu qu’ils aient ne serait-ce que cinq cents autres archers embusqués derrière les haies de part et d’autre de leur dispositif. Lorsque les Français découvriront ce qu’ils croiront n’être qu’une ruse et qu’ils redoubleront d’ardeur, leur colonne n’en sera que plus distendue, les chevaux les plus vifs prenant une large avance sur les moins rapides. À ce moment, les archers camouflés commenceront à tirer et s’ils ne tuent pas la moitié des attaquants avant qu’un seul soit arrivé assez près du premier des faux archers pour le mettre hors d’état de nuire, je veux bien manger mon arc ! Et mon carquois par-dessus le marché !

— Qu’importe s’ils massacrent la moitié des cavaliers de la colonne d’attaque ! (Le ton de Raoul était d’une violence presque sauvage.) Il y aura derrière eux cinq fois autant de Français prêts à les remplacer !

— Eh bien, c’est là tout profit, dit Jim – et tous les regards se posèrent sur lui car, jusque-là, il n’avait pas ouvert la bouche. Un renversement aussi inattendu de la situation et la possibilité que les attaquants tombent dans d’autres traquenards encore suffiront peut-être à amener les Français à perdre leur sang-froid. Et, vous n’êtes pas sans le savoir, sire Raoul, quand on fait offense à vos compatriotes, ils n’ont plus qu’une seule idée en tête : en venir le plus vite possible aux mains avec l’agresseur. En conséquence, le plan de bataille des Français, quel qu’il puisse être, a toutes les chances de sombrer dans la confusion et de tourner à la déconfiture.

Raoul foudroya Jim du regard, voulut parler et se retint. Ce fut précisément le moment que choisit Tom Seiver pour arriver au pas de course.

— Messeigneurs, un important groupe de chevaliers s’approche et, si je ne me trompe, j’ai vu flotter au-dessus des têtes le léopard et les lys de l’oriflamme royale.

Giles poussa un cri d’allégresse.

— Alors, c’est le roi de France ! Il vient donc ici, en définitive !

Alentour, les hommes d’armes étaient déjà debout et les chevaliers se ruaient vers leurs montures.

— Pas encore ! (La voix de Jim les arrêta net.) Laissons-les d’abord se mettre en position. Que tout le monde s’enfonce dans le bois. Votre Altesse, l’heure a sonné pour moi de vous parler en particulier. Daignerez-vous m’accompagner ?

— Soit, sir James, je vous suis, répondit le prince qui s’avança vers Jim.

— Venez avec nous, sir Giles, je vous prie.

Tous trois s’enfoncèrent dans la forêt. Quand ils furent en vue de l’amas de ruines qu’il avait exploré la nuit précédente, Jim fit halte.

— Je sais bien, Votre Altesse, commença-t-il, que vous auriez préféré prendre part à la charge ou, au moins, être plus près de nous quand nous livrerons l’assaut. Mais songez que si jamais quelque chose de fâcheux vous arrivait, si par malheur nous vous perdions, nous perdrions tout. Les forces anglaises ici présentes et l’Angleterre perdraient tout. Ce tas de pierres dissimule une cache à laquelle on accède par une sorte de boyau juste assez large pour permettre à une personne de s’y glisser. Si vous vous accroupissez dans ce trou d’homme avec sir Giles pour en défendre l’entrée, vous serez parfaitement en sécurité.

Le prince était devenu écarlate.

— Quelle présomption de votre part, sir James ! Suis-je un enfant ou un valet pour me cacher au fond d’un trou à l’heure du combat ? Je vais à l’instant retrouver les autres.

Et le prince tourna le dos à l’oratoire en ruine.

— Attendez, Altesse ! Songez à votre devoir. Songez aux obligations qui sont les vôtres envers votre père et envers l’Angleterre.

Edouard, qui s’était déjà mis en marche, ralentit. Puis il s’immobilisa, fit demi-tour, revint lentement sur ses pas et se planta en face de Jim.

— Je ne pense pas que le danger soit aussi grave que vous semblez le croire, sir James, dit-il d’une voix égale. Vous oubliez que, prince d’Angleterre, j’ai infiniment plus de valeur vivant que mort. Même si les Français me découvrent, le pire qui pourrait se produire serait qu’ils me capturent et mon père paierait la rançon qu’ils exigeraient. Il ne saurait en aller autrement.

— Il n’en est rien. Réfléchissez. Malvinne a créé un substitut du prince dont il tire les ficelles. Et c’est Malvinne et non plus le roi Jean qui, maintenant, gouverne effectivement la France. Aucun Français ne cherchera à vous tuer. Seulement à vous capturer comme vous l’avez dit. Aucun Français – sauf un : Malvinne. Tant que vous êtes vivant, vous constituez un danger pour sa créature. Il ne fait pas de doute que depuis que nous nous sommes échappés de son château, il s’est lancé à votre poursuite, non pas pour vous rattraper et vous séquestrer dans l’espoir d’obtenir une rançon mais pour vous faire disparaître une fois pour toutes afin que personne ne puisse plus contester la réalité de la chose qu’il a créée par sorcellerie.

Jim se tut, attendant de voir comment le prince allait réagir à son discours. Edouard avait le regard perdu au loin. Finalement, il poussa un soupir et ses épaules s’affaissèrent.

— Vous dites vrai, sir James, j’ai des obligations à assumer. Je me rends donc à vos raisons. Où est-il, ce cul-de-basse-fosse où vous voulez que je m’enterre ?

— Vous n’y resterez pas plus d’une heure ou deux, Votre Altesse. Si le roi Jean est en route, il nous faudra seulement patienter jusqu’à ce que ses gens aient pris position. Attentifs au déroulement de la bataille, ils ne se soucieront pas de ce qui pourra se passer derrière eux. Alors, nous chargerons et tout se décidera dans les minutes qui suivront : la victoire ou la défaite. Même ici, vous devriez entendre le fracas des armes. S’il se tait et si, au bout d’une demi-heure, je ne suis pas venu – moi ou quelqu’un d’autre – pour vous confronter à l’imposteur, c’est que nous aurons été écrasés et il ne vous faudra plus penser qu’à votre sécurité. Sir Giles, poursuivit Jim après une pause, sir Giles sera avec vous. Si les choses ont mal tourné pour nous autres, vous essaierez tous deux de gagner Brest pour vous mettre sous la protection des troupes anglaises qui y sont encore. Malvinne ne peut courir le risque de vous laisser en vie mais il ne peut pas, non plus, clamer sur les toits qu’il est à la recherche de quelqu’un qui ressemble trait pour trait au prince d’Angleterre retenu captif.

Tout en parlant, Jim avait contourné l’amas de ruines. Quand il eut retrouvé le trou permettant d’accéder à la cache, il tendit le doigt.

— C’est là, Votre Altesse. Et ouvrez grandes vos oreilles.

— J’irai à contrecœur, sir James, mais je vous obéirai.

Et le prince se glissa dans l’ouverture.

Giles s’apprêtait à le suivre quand Jim le retint en lui agrippant le bras.

— Je ne vous ai même pas demandé si vous acceptiez de remplir cette mission. Pardonnez-moi, mon ami.

— C’est un grand honneur, au contraire, qui m’échoit, James ! Et c’est moi qui dois vous en remercier !

Quand Giles eut disparu à l’intérieur de l’amoncellement de pierres qu’était devenu l’ancien oratoire, Jim se hâta de rejoindre les autres chevaliers et leur troupe. Tous étaient debout, silencieux, dissimulés derrière les arbres et les buissons. Et le roi Jean, flanqué de Malvinne et de l’imposteur, ses gonfalons frappés aux armes de la Maison de France, entamait juste l’ascension de la petite éminence d’où il dominerait le champ de bataille.

36

Jim, Brian et Raoul observaient sous le couvert de leur invisibilité la garde royale en train de prendre position sur la petite hauteur qui s’élevait à quelque distance de la lisière du bois.

Le roi Jean tira sur ses rênes. Ses chevaliers firent halte et tous contemplèrent l’espace dégagé et les lignes anglaises massées quelque cinq cents mètres plus loin. La grande oriflamme royale claquait au vent.

La main en visière au-dessus des yeux, Brian, lui, ne s’intéressait ni au roi ni à son escorte mais aux forces françaises déjà en ordre de bataille à leur gauche et à leur droite.

— Je serais d’avis d’attendre que le premier détachement français passe à l’attaque, dit-il. Si ce que nous a dit Wat of Easdale est la vérité, il serait même préférable de laisser les archers, vrais ou non, entrer en action. À ce moment, toute l’attention de l’escorte royale sera concentrée sur eux. Il nous faudra, certes, patienter un peu mais ce ne sera pas du temps perdu.

— C’est une fort bonne suggestion, Brian, répondit Jim.

Sentant qu’on le tirait par le coude, il se retourna, pensant que Dafydd qui se trouvait juste derrière lui avec ses trois archers avait un commentaire à formuler. En fait, ce n’était pas le Gallois mais Carolinus.

— Tes compagnons ne peuvent ni me voir ni m’entendre, lui dit le magicien. Trouve un prétexte et viens avec moi un peu plus loin. J’ai à te parler.

Interloqué, Jim ne répondit pas tout de suite.

— Oh ! Il y a une chose dont j’aurais dû m’occuper plus tôt ! dit-il enfin. Cela m’était sorti de la tête. Restez là, vous autres, et faites bonne garde. Je reviens dans quelques instants.

— Comptez sur nous, déclara Brian avec autorité. Je crois que les hommes du premier détachement français sont prêts à passer à l’attaque.

Carolinus fit signe à Jim de lui emboîter le pas et, comme nul ne s’occupait plus de lui, ce dernier obtempéra. L’un suivant l’autre, tous deux s’éloignèrent. Lorsqu’ils furent à l’abri des arbres qui formaient écran et que le mage se retourna, Jim fut surpris de constater à quel point ses traits tirés étaient marqués par la fatigue. Un visage gris de vieillard épuisé…

— Même aujourd’hui, tu ne connais pas le monde qui nous entoure, James, fit Carolinus. Aussi, il faut que tu me pardonnes mon intrusion.

— Vous pardonner ? Je ne vous ai jamais vu agir sans raison, mage.

— Ce que je veux dire, James, c’est que tu n’as pas encore bien compris à quel point un subalterne est propriété de son supérieur. Brian, par exemple, pourrait faire pendre haut et court n’importe lequel de ses hommes d’armes tout simplement s’il en décidait ainsi. Aucune loi ne s’y opposerait. Certes, s’il donnait un tel ordre sans motif valable, il y a fort à parier que la plupart de ses hommes, et sans contredit les meilleurs d’entre eux, déserteraient. Mais si les circonstances l’exigeaient, il se résoudrait à une telle extrémité.

— Je crains que vous ne me sous-estimiez, dit calmement Jim. Je crois que je suis maintenant arrivé à comprendre ces usages.

— Vraiment ? Et t’es-tu jamais demandé dans quelle mesure ils s’appliquaient aux relations qui nous lient, toi et moi ?

Jim le dévisagea.

— Vous et moi ?

— Parfaitement. J’entends par là nos relations de maître à élève. Quand je t’ai pris comme disciple, tu es devenu ma propriété. Je devais t’initier à la magie mais, en même temps, j’étais libre de me servir de toi ou de te détruire à mon gré. Telle est la règle qui régit ce monde et ce temps.

— Non, je n’ai jamais envisagé les choses sous cet angle, dit lentement Jim. Mais, en toute hypothèse, je penserais que vous avez une raison pour agir ainsi et, comme Brian…

— Si y a une différence, James, l’interrompit Carolinus. Dans ton cas, des causes extérieures pourraient m’obliger à prendre à ton égard des mesures qui iraient au-delà de ce à quoi tu es en droit de t’attendre. Dans ce combat qui nous oppose aux Noires Puissances, tu es malheureusement devenu un pion sur l’échiquier, un pion que l’on fait avancer pour obtenir un gain ou que l’on sacrifie. La seule aide que j’ai pu t’apporter a été de t’envoyer Aragh et Dafydd pour qu’ils te prêtent leur concours. Il y a eu aussi de menus faits mais rien qu’il m’ait été possible d’entreprendre directement. Je devrais te complimenter. Ce sortilège que tu as imaginé pour que personne ne puisse vous voir, toi et tes compagnons, était habile. Cependant, si je te félicite, ce n’est pas seulement pour ton ingéniosité mais aussi parce que ce charme tient compte de ton expérience passée dans un autre monde. De la sorte, tu as moins tiré sur le crédit magie dont tu disposais. Il ne t’est jamais venu à l’esprit que tous les sortilèges dont tu as usé étaient hors de portée d’un simple apprenti magicien de classe D ?

— Je n’ai jamais réfléchi à cet aspect des choses.

— Eh bien, il serait temps que tu commences. Parce que tu es maintenant devant le fait accompli : tu as d’ores et déjà totalement épuisé la réserve d’énergie qui te permet de pratiquer la magie.

— Dans ce cas, comment se fait-il que j’aie pu continuer ? Avez-vous transféré sur mon compte un peu de l’énergie dont vous disposez sur le vôtre ?

— C’est strictement interdit, et à juste titre. Sinon, un maître pourrait rendre son élève plus puissant que ne le permet le crédit qui lui est alloué par le Département des Comptes. Non, il m’était impossible de t’accorder le moindre prêt. Je t’ai seulement laissé tirer sur mon compte depuis quelques jours. En l’occurrence j’ai outrepassé les limites de mes prérogatives et le Département des Comptes m’infligera sans aucun doute une amende quand toute cette affaire sera terminée. À moins que nous ne remportions une victoire écrasante sur les Noires Puissances, ce qui aura pour effet de nous réapprovisionner à leurs dépens. Mais oublions cela, poursuivit Carolinus. Je ne peux plus grand-chose pour toi mais, si peu que ce soit, je le ferai quand même. Et, tout d’abord, il me faut t’informer de certains points qui te seront utiles. En premier lieu, tu dois savoir que ton crédit magie est à sec. Ce qui veut dire que tant qu’il ne sera pas remis à flot, la poursuite de ton apprentissage de magicien est interrompue sine die. Tu n’es plus désormais qu’un ambassadeur sans lettres de créance. Sache que le roi des morts a porté plainte auprès du Département des Comptes. Il a élevé de vives protestations contre l’intrusion d’un magicien dans son royaume. Ceux qui t’accompagnaient étaient sans importance. Ce n’étaient que de simples humains. En pénétrant sur son territoire, ils lui appartenaient légitimement à moins qu’ils ne réussissent à s’en échapper. Et vous vous êtes enfuis, toi et tes amis. Malheureusement, pour y parvenir, tu as eu recours à la magie. Or, recourir à la magie dans le domaine du roi des morts qui en contrôle toutes les formes est un crime encore plus grave que faire intrusion sur son territoire. Tu devras répondre de l’infraction que tu as commise.

— Mais si nous avons violé son domaine, c’est uniquement parce que Malvinne nous y avait attirés au moyen des pièges qu’il avait installés !

— C’est exact et le Département des Comptes prendra cet argument en considération – mais uniquement si tu l’emportes à la fois sur Malvinne et sur les Noires Puissances. Ce sera alors Malvinne qui aura à rendre des comptes. Mais seulement après qu’il aura été vaincu.

— Je ne trouve pas cela juste !

— Qui a dit que ce devait être juste ? Mais ce n’est pas tout. Il y a un autre problème dont tu n’as peut-être pas conscience, à savoir que Mélusine était là, tout près. Elle veut te récupérer. Toutefois, elle ne peut rien pour l’instant.

— Elle ne peut rien ? répéta Jim, un peu rasséréné. Pourquoi ?

— Comme je te l’ai déjà dit, rétorqua Carolinus sur un ton où l’on retrouvait un peu de l’irascibilité qui lui était coutumière, tu es toujours magicien, même si tu as épuisé ton crédit au Département des Comptes. La loi interdit qu’il y ait commerce entre les différents royaumes. C’est pourquoi le roi des morts est sans pouvoir hors des limites du sien.

— Mais quel rapport avec Mélusine et moi ?

— Mélusine est un esprit élémentaire et son royaume est distinct – enfin, presque.

— Je le sais. Je l’ai vue utiliser sa propre magie.

— Il ne s’agissait pas réellement de magie. Celle-ci est réservée aux seuls humains, encore que la plupart des autres créatures t’expliqueront qu’elles en usent aussi. En fait, ce qu’elles possèdent est une sorte de pouvoir instinctif, qui leur permet de façonner à leur gré leur environnement, l’espace qui les entoure. Concrètement, cela signifie que Mélusine peut se diriger vers toi où que tu sois. Jusqu’à présent, tu t’es déplacé et tu es, par conséquent, resté hors d’atteinte. Mais maintenant que tu es immobilisé, cloué sur place sur ce champ de bataille, elle te retrouvera inévitablement.

— Mais si elle ne peut pas s’emparer de moi, quelle différence ?

— Benêt que tu es ! tonna Carolinus. Ne t’ai-je pas dit, il y a un instant, que s’il ne peut être établi que ton irruption dans le royaume des morts est le fait de Malvinne, ce sera toi qui auras à en répondre ? Eh bien, même chose pour Mélusine. Ce sera encore toi qui seras tenu pour responsable de tous les dommages qu’elle sera susceptible de causer en essayant de te récupérer. Comprends-tu, oui ou non ?

— À vous entendre, répondit Jim, tout cela prend des airs de problème juridique !

— Mais c’est un problème juridique ! Cela relève de la loi – même si cette loi diffère de celle à laquelle tu es habitué. Je t’ai prévenu. Je ne peux désormais rien pour toi. Sauf une chose encore. Pour cela aussi, j’aurai, à mon tour, des comptes à rendre. Mais comme pour l’infraction que j’ai commise en te laissant puiser dans mon crédit pour opérer tes sortilèges, la sanction que me vaudra le délit de complicité se limitera à une amende. Une très lourde amende mais qui ne m’empêchera pas de vivre. Il en ira de même pour ce que je vais tenter à présent. Théoriquement, je ne devrais rien entreprendre pour t’assister par la magie tant que ton crédit reste inexistant et que tu n’es pas autorisé à reprendre tes pratiques. Mais je vais outrepasser cette règle en dépit des risques. Je m’engage à te protéger pendant les prochaines vingt-quatre heures contre toute opération magique que Malvinne pourra diriger contre toi.

— C’est… c’est très généreux de votre part, balbutia Jim, mais si cela doit vous en coûter plus que vous ne pouvez vous le permettre, il serait peut-être préférable que je me débrouille tout seul…

— Tu n’aurais pas l’ombre d’une chance, mon garçon ! Dès l’instant où tu auras réussi à pousser Malvinne dans ses retranchements, il répondra par la magie. Et avec tes maigres connaissances dans le domaine de l’art, tu ne serais rien de plus qu’un moineau qui essaie de voler en plein ouragan.

— Je voudrais quand même vous poser encore une question, mage. Vous m’avez dit qu’il fallait renvoyer dos à dos les deux armées. Or, je n’ai pas la moindre idée des moyens pour y arriver. Si vous pouviez seulement me mettre sur la voie…

— Impossible ! répondit sèchement Carolinus. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir. Et même davantage. Tu sais quel est l’objectif à atteindre. Il ne te reste plus qu’à le réaliser si tu le peux. (Brusquement, sa voix se radoucit.) Mon affection et mes vœux t’accompagnent, James. Pardonne-moi mais je n’ai rien d’autre à t’offrir. Allez ! Il faut maintenant que tu retournes avec tes compagnons. Le premier détachement monté français a commencé de charger.

37

Jim se hâtait de rejoindre la lisière des bois, courant aussi vite que le lui permettait le poids de son armure. À l’orée de la forât, Brian et les autres chevaliers contemplaient, comme fascinés, la première ligne des cavaliers français qui, à l’approche du milieu de la prairie, accéléraient l’allure.

Des rangs des arbalétriers génois qui leur faisaient face monta un seul cri, articulé par tous tandis qu’ils lâchaient leurs traits. Le ciel fut hachuré de noir et les hommes s’égaillèrent pour se mettre à l’abri de la charge.

Les flèches se mirent à pleuvoir sur les rangs anglais. Mais d’autres amorçaient déjà leur parabole dans les airs, tirées des deux ailes de la ligne anglaise où les archers étaient positionnés. Les chevaux des Français commencèrent à trébucher et à culbuter.

Ceux qui tombaient ne ralentissaient pas pour autant la progression de la cavalerie française qui était passée du trot au galop. Le martèlement des sabots n’était plus que tonnerre assourdissant. Pennons et bannières claquaient fièrement au soleil et les lances, jusque-là tenues verticalement, s’abaissaient. C’était là un spectacle propre à glacer les cœurs de terreur et il était difficile de croire que l’élan de cette muraille de fer en marche ne balaierait pas tout ce qui se trouvait sur son passage, la ligne de défense anglaise en particulier.

— Brian ! appela Jim d’une voix haletante quand il eut enfin rallié ses compagnons, ne restez pas là. Les faux archers, si tel est le cas, risquent de se manifester d’un instant à l’autre. Tout le monde en selle et qu’on se rassemble dans le bois ! Mettez-vous en formation et tenez-vous prêts à charger. Et que personne n’enlève son feuillage ni celui de son cheval tant que je ne n’en aurai pas donné l’ordre !

Brian et ses compagnons qui, jusque-là, semblaient pétrifiés, prirent soudain le pas de course et s’enfoncèrent plus à l’intérieur des bois après avoir lancé aux hommes d’armes la consigne de les suivre avec les chevaux.

Il n’y avait maintenant plus personne avec Jim qui n’avait pas encore entièrement recouvré son souffle. Plus personne à l’exception de Dafydd.

— Eh bien, vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit, Dafydd ? Hâtez-vous de mettre vos archers en place.

— Ils y sont depuis une demi-heure, répondit le Gallois sans faire un mouvement. Wat et le jeune Clym Tyler sur ce qui sera le flanc droit du biseau et Will o’the Howe sur son flanc gauche. Il m’attend. Nous passerons à l’action dès que vous l’ordonnerez. Quel sera le signal pour que nous nous débarrassions des branches et redevenions visibles ?

— Nous… (Jim fut obligé de s’interrompre pour aspirer une goulée d’air)… nous attendrons le dernier moment. Les chevaliers se dépouilleront des leurs avant de charger mais j’aimerais que les archers restent invisibles le plus longtemps possible. Qu’ils se tiennent prêts à tirer, flèche encochée, et n’arrachent leurs rameaux protecteurs que lorsque nous arriverons à votre hauteur.

— C’est entendu.

Quand Dafydd se fut éloigné à grands pas, Jim rejoignit les chevaliers. Theoluf l’aida à enfourcher son cheval et, après lui avoir présenté sa lance, monta sur le sien.

— Vous êtes prêts ? demanda alors Jim à ses compagnons. Tout le monde derrière moi ! C’est moi qui serai à la pointe du triangle.

— Foutre non, par le diable ! explosa Brian. (Se forçant au calme, il respira profondément à plusieurs reprises mais ce fut d’une voix tout aussi forte qu’il continua :) Pardonnez mon audace, James, mais je suis bien placé pour savoir que, s’agissant du maniement des armes, l’adresse vous fait défaut. Et je vous le dis en toute franchise : vous n’êtes pas assez habile avec une lance pour être en tête. C’est moi qui serai à la pointe du biseau. Sire Raoul, je ne doute pas que vous ayez déjà l’expérience du combat. Voudriez-vous vous placer un peu derrière moi et à ma droite ? John Chester chevauchera pareillement à ma gauche et devant Theoluf. Et rappelez-vous, Theoluf, qu’avec votre bouclier vous devez vous protéger, vous et sir James. James, vous serez au milieu, votre cheval immédiatement derrière le mien. Tom Seiver, vous couvrirez sa droite. Même consigne pour vous que pour Theoluf. Lorsque nous entrerons en contact avec l’adversaire…

— Une minute ! l’interrompit sèchement Jim. Quel rôle entendez-vous me faire jouer, Brian ? Le même que celui du roi de France entièrement ceinturé par son escorte ? Je suis ici pour combattre avec vous parce que nous aurons besoin de toutes les lances dont nous disposons.

— Toutes sauf la vôtre. Sauf la vôtre, James ! Réfléchissez un peu : si jamais vous succombiez, tout serait perdu pour nous et nous aurions fait cette chevauchée pour rien. À quoi servirait-il, en effet, de se frayer un chemin jusqu’au roi de France si vous n’êtes pas avec nous, bien vivant, pour affronter Malvinne et dénoncer la sorcellerie qui donne au faux prince l’apparence du vrai ?

Jim se crispa. C’était là ni plus ni moins le langage qu’il avait lui-même tenu quelques instants plus tôt au prince Edouard. Comment aurait-il pu contredire Brian ? En outre, à quoi bon se cacher la vérité : c’était à Brian qu’il appartenait, dans les circonstances présentes, de prendre le commandement et les décisions sur le terrain. Lui, Jim, ne pouvait que reconnaître le bien-fondé du raisonnement de son ami et il ravala les arguments qu’il s’apprêtait à sortir.

— Quant à vous autres, reprit le chevalier, vous allez reprendre sans plus tarder la place que vous occupiez lors des exercices d’entraînement vous vous mettrez en branle à mon signal mais tenez-vous prêts à vous débarrasser des branchages qui vous ont été distribués dès que sir James en donnera l’ordre.

Jim jeta un rapide coup d’œil en direction de l’éminence où se trouvaient le roi Jean et les chevaliers de son escorte. Ils n’en avaient pas bougé.

— Allez-y ! Jetez-les maintenant !

Sir Brian se tourna un instant vers lui, le temps de lui décocher un bref sourire, avant de crier d’une voix retentissante :

— En avant ! Et restez groupés !

La petite troupe démarra au pas, puis passa au trot et ce fut au galop qu’elle émergea du bois. Au même moment, un cri s’éleva de l’escorte qui, plus loin, entourait le roi Jean. Aux deux ailes du dispositif anglais, des hommes, jusque-là couchés, s’étaient dressés et, l’arc à la main, s’avançaient vers les Français. Une nouvelle volée de flèches zébra l’azur.

Le roi et sa garde n’avaient d’yeux que pour ce qui se passait devant eux. Mais quelqu’un dut entendre le martèlement des sabots qui s’approchait car, tout à coup, une voix hurla, dominant le brouhaha :

— Nous sommes attaqués !

Jim avait l’impression que cette galopade effrénée en direction de la garde royale ne prendrait jamais fin. Et, soudain, sans avertissement préalable, le heurt eut lieu.

Il fut d’une violence inouïe, à tel point que Jim se sentit littéralement plaqué contre la surface intérieure de son armure. Les chevaux se cabraient en hennissant, fouettant l’air de leurs antérieurs. Un choc d’une brutalité inimaginable ébranla sa lance et il contempla avec incrédulité le tronçon de hampe qu’il étreignait – c’était tout ce qu’il en restait.

Ils avaient profondément enfoncé les rangs des Français dans lesquels ils avaient ouvert une brèche mais la formation compacte en biseau des attaquants n’avait pas résisté à la furie de l’assaut et Jim, maintenant séparé de ses compagnons d’armes, se trouva brusquement en face d’un personnage inconnu dont le heaume s’ornait de bandes noires parallèles disposées en oblique. Son épée – il n’avait même pas conscience de l’avoir tirée du fourreau – sonna contre celle de l’autre. Il eut le réflexe de lever son bouclier de sorte que lorsqu’il dégagea le fer, ce fut sur celui-ci que s’abattit la lame de son adversaire. Il frappa de taille mais sa lame ne fit que siffler dans l’air : désarçonné, le chevalier au heaume barré de noir basculait, plié en deux, l’extrémité empennée d’une flèche plantée juste en plein milieu de la dossière de son armure. Il n’y avait maintenant plus personne en face de Jim. Voyant deux autres chevaliers ennemis glisser comme par magie de leur selle, il comprit que les archers de Dafydd étaient à l’œuvre : comme l’avait promis le Gallois, ils ouvraient le passage aux cavaliers. Brian était devant lui. Il piqua des deux pour le suivre.

Subitement, autour de lui, ce fut le vide. Brian et Raoul étaient sensiblement à la même hauteur. Il n’y avait plus un seul Français en vue, hormis un chevalier démonté d’une taille inférieure à la moyenne et dont l’armure était incrustée d’or. Il avait l’épée à la main mais ne portait pas de bouclier. Une brise légère faisait onduler l’étendard frappé du léopard et des lys planté en terre derrière lui.

Par miracle, la javeline de Brian était encore intacte. Il la pointa sur le chevalier à la riche armure en criant à pleine voix :

— Rendez-vous !

Mais sire Raoul avait déjà sauté à bas de sa monture. Il mit un genou en terre devant le Français et, relevant la visière de son heaume, essaya de saisir sa main libre pour la baiser.

— Que mon suzerain daigne me pardonner, lui dit-il. C’est contre Malvinne que je me suis dressé, jamais contre Votre Majesté !

— Et qui êtes-vous ? demanda le chevalier à la somptueuse armure qui, relevant à son tour sa visière, posa son regard sur Raoul.

— Je suis le fils de feu le comte d’Avronne qui fut un fidèle et loyal serviteur de Votre Majesté, même après que le sorcier Malvinne l’eut faussement accusé de trahison, fait déposséder de son titre et eut confisqué ses terres à son profit. Il a néanmoins continué tant qu’il a vécu de servir Sa Majesté comme je l’ai servie moi-même. Je n’ai d’autre dessein que la délivrer de cet incube. C’est contre lui que ma haine était dirigée. Pardonnez-moi, ô mon roi, si elle laissait supposer que j’avais pris les armes contre vous.

— Rendez-vous, Majesté, répéta Brian. Vous êtes encerclé. Toute retraite vous est coupée.

— Eh bien, soit. Je me rendrai donc. (Le roi baissa les yeux sur Raoul et lui présenta son épée.) Mais à ce gentilhomme français et non point à un Anglais. Toutefois, je ne capitulerai qu’à une seule condition : que vous donniez ordre à vos maudits archers de cesser de tirer sur les preux chevaliers et seigneurs qui me restent.

Jim se retourna.

— Dafydd ! cria-t-il. Que les archers arrêtent immédiatement leur tir !

Le sifflement des flèches se tut.

— J’ai capitulé ! fit alors le roi Jean d’une voix forte. Rendez vos armes, mes bons chevaliers, et suivez mon exemple.

Brian, imité par Jim, mit pied à terre et tous deux plièrent à leur tour le genou devant le roi de France.

— Que Votre Majesté nous pardonne aussi, dit-il. Nous ne nous réjouissons pas de votre capture mais si nous sommes ici, c’est par obéissance envers notre souverain.

Il se redressa et Jim estima qu’il pouvait en faire autant. Prenant sire Raoul par la main, le roi Jean l’aida aussi à se relever, puis il ôta son casque. C’était un homme d’un certain âge à la physionomie avenante dont les cheveux clairsemés s’argentaient.

— Maintenant que je suis entre vos mains, messires, où comptez-vous me conduire ? (Il dévisagea Brian.) Je présume que c’est vous le chef de cette soldatesque anglaise ?

Brian recula d’un demi pas.

— Non, sire. Nous sommes sous les ordres de sir James Eckert que vous voyez à mon côté. Sa réputation n’a peut-être pas atteint votre royaume mais, dans notre pays, ses exploits lui ont valu le surnom de chevalier dragon.

Le roi considéra Jim.

— Certaines rumeurs vous concernant sont, en effet, parvenues à nos oreilles, messire. J’ai, par ailleurs, remarqué la bande rouge qui barre votre écu. Vous êtes donc un magicien, vous aussi ?

— Un apprenti magicien, Majesté. Mais c’est à ce titre que je suis ici car je dois également affronter Malvinne, votre ministre.

— Un magicien de second ordre pour battre en brèche Malvinne ? Mais cela n’a pas de sens ! Malvinne est un sorcier d’une puissance considérable. Sinon, je n’aurais pas fait de lui mon conseiller. À propos, où est-il et où est le prince anglais ?

— Ici, fit la voix aigre que Jim avait déjà entendue dans le château où Edouard était alors séquestré. Et lâchez-moi, vous autres, si vous ne voulez pas voir la lèpre vous ronger les mains.

Et Malvinne apparut, se frayant un passage entre les chevaux. Celui qui s’était substitué au prince le suivait et Jim eut le souffle coupé à sa vue. Il était quasiment impossible de ne pas prendre ce jeune homme pour le prince en personne. C’était Edouard jusqu’au moindre détail de son vêtement, dans sa façon de marcher, dans l’expression de son visage.

Malvinne avança jusqu’au roi et se porta à sa droite.

— J’ai attendu pour savoir exactement de quoi il retournait, dit-il alors. (Il pointa le doigt sur Jim.) Pas un geste !

Mais Jim ne se sentit pas paralysé pour autant. Afin de le prouver, il ôta ses gantelets, glissa un pouce dans son ceinturon et fixa Malvinne.

— J’ai dit pas un geste ! répéta ce dernier, le doigt toujours tendu. (Ses yeux s’écarquillèrent.) Comment se fait-il que cet ordre soit sans effet sur vous ?

— Je l’ai immunisé contre ton pouvoir, fit une voix sèche – celle de Carolinus qui se matérialisa aux côtés de Jim tandis qu’un murmure de stupéfaction s’élevait alentour.

— Carolinus ! Toi ! s’exclama Malvinne en lui décochant un regard fulminant. Mais qu’est-il pour toi ?

— Mon élève, Salinguet, répondit Carolinus sur le ton de la conversation. Te rappelles-tu nos petites blagues à l’école ? Il y a longtemps que je ne t’avais pas revu, Salinguet.

— Garde ton argot d’escholier pour toi ! Que tu sois de classe A+ ne constitue pas une si grande différence entre nous.

— Je me permets de ne pas partager cet avis. Ce + peut te détruire. (Carolinus se tourna vers Jim.) Ne voudrais-tu pas que le véritable prince soit là pour assister au spectacle ?

Jim se retourna. Son regard balaya les hommes qui étaient derrière lui et s’éclaira quand il se posa sur Theoluf, toujours sur son cheval.

— Theoluf, regagnez l’endroit où nous étions postés. Là, vous obliquerez à droite et vous continuerez jusqu’à ce que vous arriviez devant un oratoire en ruine. Vous y trouverez sir Giles et Son Altesse. Prenez deux chevaux pour eux et ramenez-les ici – le plus vite possible.

— J’y cours, milord.

L’écuyer fit demi-tour, ordonna sans cérémonie aux deux hommes d’armes les plus proches de mettre pied à terre, empoigna les rênes de leurs montures et s’en fut.

— De qui parlez-vous ? demanda le roi Jean. Ce fut Brian qui répondit sur un ton âpre :

— D’Edouard, prince héritier d’Angleterre.

— Edouard ? (Le roi tourna les yeux vers celui qui était debout à côté de Malvinne avant de s’adresser à Carolinus :) Voilà qui est extravagant. De quoi s’agit-il ? Vous… ce jeune magicien… cette histoire de princes ?

— C’est sir James Eckert qu’il vous faut interroger, sire.

Le roi le dévisagea un bon moment mais l’expression de Carolinus demeurait impénétrable. Il pivota alors vers Malvinne.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— C’est une machination montée contre moi, Votre Majesté. Mais je ne pourrais vous l’expliquer car elle est de nature magique.

Le roi fit face à Jim.

— Vous, messire, allez-vous me donner une réponse claire et nette ? Qu’est-ce que vous tramez ? Je tiens à le savoir.

— Vous serez informé sous peu, Votre Majesté. Attendez de voir.

— Je suppose, dit Malvinne, qu’ils vont produire quelque imposteur et prétendre que c’est lui et non ce jeune homme que nous connaissons et honorons tous deux qui est le prince Edouard.

— Quelque chose comme cela, convint Jim, mais pas tout à fait.

— Sir James !

C’était la voix encore lointaine de Theoluf.

Quelques instants plus tard, les rangs de la petite troupe massée autour de l’étendard s’écartèrent pour livrer passage à un cheval sur le mors duquel le cavalier qui le montait tira si vigoureusement qu’il piétina sur place et qu’on dut le retenir.

— Sir James ! J’ai trouvé l’oratoire et si le prince y est, on est présentement en train de l’attaquer ! Ses assaillants sont des chevaliers comme ceux-ci avec des bandes noires peintes sur leur heaume. Ils sont bien une demi-douzaine. Je crois avoir entr’aperçu sir Giles défendant l’entrée l’arme au poing mais il succombera bientôt sous le nombre si l’on ne se porte pas immédiatement à son secours !

38

— Des heaumes ornés de bandes noires ? s’écria sire Raoul en sautant en selle. Ce sont des chevaliers aux ordres de Malvinne. Celui-ci les a chargés d’assassiner le prince avant qu’il puisse se présenter ici en personne ! Hâtons-nous avant que sir Giles soit débordé !

Ce fut le branle-bas général. Tous se précipitèrent pour enfourcher leurs montures. Brian avait déjà passé un pied dans l’étrier quand il se ravisa.

— Vingt hommes, Theoluf ! ordonna-t-il à l’écuyer. Seulement vingt. Que les autres restent là pour garder les chevaliers français qui ont rendu les armes.

— Ainsi donc, il y a bien un imposteur ? demanda le roi Jean à Malvinne.

— Assurément, sire, mais n’ayez crainte. Mes consignes étaient de s’emparer de sa personne et nullement de le tuer. Je ne vous en avais pas touché mot, ne voulant pas importuner Votre Majesté avec ce qui n’est, somme toute, qu’un détail négligeable. Une fois qu’il sera amené ici, on verra qu’il ne ressemble en rien à notre prince.

— Ou précisément le contraire, rétorqua Jim. Et quand vous prétendez que vos sbires ont seulement l’ordre de le faire prisonnier, c’est un mensonge. S’ils sont partis à sa poursuite, ce ne peut être que dans le dessein de l’abattre afin que le roi Jean demeure totalement ignorant de son existence.

— Vous osez m’accuser de mentir ? rétorqua Malvinne. Eh bien, l’avenir le dira.

Pendant le quart d’heure qui suivit et tandis que l’on s’occupait des blessés des deux camps, le roi, Brian et les autres n’avaient pas quitté des yeux le champ de bataille. Le premier détachement français avait été réduit en pièces par des centaines d’archers embusqués. De l’escadron lancé au grand galop contre les lignes adverses et qu’avait accueilli une grêle de flèches, il ne subsistait que quelques poignées de survivants.

Comme l’avaient prévu les Anglais, le spectacle de cette hécatombe avait été intolérable pour le deuxième détachement qui avait alors chargé à son tour sans attendre. Et il avait subi le même sort. Dès lors, le troisième était passé à l’attaque et il s’était heurté de front à la cavalerie anglaise de sorte que les deux armées en présence s’étaient à présent littéralement désagrégées en innombrables petits groupes qui s’affrontaient, coupés les uns des autres.

Soudain, un cri retentit derrière l’escorte du roi dont, un instant plus tard, les rangs s’ouvrirent pour livrer passage à Theoluf. Le prince qui le suivait, sans armure et sans casque, l’épée au côté, mit pied à terre devant le roi et s’avança vers lui, les bras tendus.

— Cousin…, commença-t-il selon l’usage des monarques s’adressant à leurs pairs.

Mais le roi Jean recula et croisa les bras sur sa poitrine. Le prince s’immobilisa alors.

— Qui êtes-vous donc, messire ?

— Moi ? (Le jeune homme redressa le menton dans une attitude altière.) Qui puis-je être sinon Edouard Plantagenêt, fils aîné et prince héritier d’Edouard, souverain du royaume d’Angleterre ?

Le monarque se tourna vers Malvinne.

— Il est de fait qu’il ressemble fort à notre prince.

— Dites plutôt que votre prince ressemble fort à notre Royale Altesse ici présente, gronda Brian.

— Nous allons voir, fit alors Malvinne qui allongea le bras, le doigt tendu à toucher le nez du jeune homme. Plus un geste !

Le prince parut se pétrifier instantanément. Aucun doute n’était possible : le charme avait opéré. Malvinne ricana et lança un coup d’œil à Carolinus.

— Je m’en doutais ! Il ne vous a pas été possible de faire jouer votre protection pour tout le monde. Celui que vous parez du titre de prince est maintenant en mon pouvoir.

Carolinus ne répondit pas. Il était aussi immobile qu’Edouard bien qu’il donnât l’impression d’être parfaitement libre de ses mouvements. On aurait dit que Malvinne n’existait pas.

Jim descendit de son cheval et détacha la gourde fixée à sa selle.

— Eh bien, nous allons maintenant savoir qui est qui, dit-il.

— Arrêtez-le ! s’écria Malvinne. C’est un philtre magique ! Qu’on ne le laisse pas s’approcher du prince !

— Ce n’est rien que de l’eau.

Jim déboucha le récipient, versa un peu de son contenu dans le creux de sa main et le fit respirer au roi.

— Sentez-vous quelque chose, Votre Majesté ? Ce n’est que de l’eau, je le répète.

— Mais une eau enchantée ! s’égosilla Malvinne. Ignorant ses protestations, Jim s’approcha d’Edouard toujours figé.

— Pardonnez-moi, Votre Altesse, mais c’est absolument indispensable.

Et il lança l’eau qu’il avait dans sa main à la figure du prince.

Celui-ci, ligoté par le charme, était incapable ne fût-ce que de tressaillir mais une flamme de fureur s’alluma dans ses prunelles.

— Je demande encore à Votre Grâce de bien vouloir me pardonner, reprit Jim avec une révérence. J’aurais préféré utiliser un autre moyen s’il y en avait eu un, soyez-en assuré.

Il se dirigea alors vers l’autre personnage, debout entre le roi et Malvinne. Celui-ci tenta de lui barrer le chemin mais Jim le repoussa et Brian immobilisa le magicien. Le roi s’apprêta à s’interposer entre Jim et celui qu’il considérait comme le prince. Trop tard. Jim avait déjà aspergé d’eau le visage de la créature de Malvinne.

Une exclamation de stupeur s’éleva et le roi Jean lui-même lâcha un blasphème tandis que la figure éclaboussée du faux prince se transformait. Il s’en dégageait comme un chuintement, un grésillement et s’il ne se décomposait pas encore, ses traits se ratatinaient. Sa bouche se rétrécissait, son nez se recroquevillait, ses yeux se rapprochaient sans qu’il parût s’en rendre compte.

Faisant des moulinets avec sa gourde, Jim continuait à arroser d’abondance le simulacre du prince. Son visage perdait rapidement ses volumes et ses habits commençaient à flotter autour de son corps qui s’amenuisait toujours davantage jusqu’au moment où il n’en demeura plus rien.

Quand il n’y eut plus qu’un amas de hardes vides par terre devant le roi et Malvinne, Carolinus pivota sur ses talons.

— Département des Comptes ! appela-t-il sèchement.

— À votre disposition, répondit la surprenante voix de basse.

— Enregistrez avec exactitude les questions et les réponses que vous allez entendre. James ?

Jim leva les yeux du tas de vêtements. Il avait beau avoir anticipé ce phénomène troublant, il était bouleversé. En dépit de tout, il avait l’impression d’avoir commis un meurtre. Son regard croisa celui de Carolinus.

— James, reprit le magicien, l’eau dont tu t’es servi n’était-elle réellement que de l’eau ?

— Oui. C’était de l’eau pure que j’avais prise dans un ruisseau il y a quelques heures. Sir Brian m’a vu vider le vin qu’il y avait dans ma gourde pour le remplacer par cette eau.

— Dieu m’est témoin que je l’ai vu, confirma Brian d’une voix mal assurée.

— Pourquoi as-tu arrosé cette créature avec l’eau ? poursuivit Carolinus.

— Parce que… (Jim avala sa salive.) Parce que j’avais la certitude que cela aurait pour effet de la décomposer. Je savais que les simulacres créés par la magie l’étaient toujours à partir de neige fraiche ramassée au sommet des montagnes.

— Et qui t’a dit que cette créature fondrait comme de la neige si on la mouillait ?

— Les légendes de mon… de l’endroit d’où je viens en faisaient souvent mention.

— Vous avez entendu, Département des Comptes ?

— Nous avons entendu, répondit la voix grave.

— Eh bien, ce sera tout pour le moment. James, suis-moi. J’ai à te parler.

Carolinus fit demi-tour sans un regard pour Malvinne. Jim se préparait à lui emboîter le pas quand une certaine agitation s’empara de son entourage. Sept hommes d’armes apparurent portant un corps couché sur un bouclier. Ils déposèrent avec précaution cette civière improvisée presque au pied de l’oriflamme royale.

— Giles ! s’écria Jim.

Deux événements se produisirent alors simultanément.

— Vous êtes libéré, dit la voix de basse de l’invisible interlocuteur.

En même temps, une silhouette revêtue d’un justaucorps bleu clair se précipita, bousculant Jim au passage. Elle se laissa tomber à genoux devant l’homme allongé sur le bouclier.

— Sir Giles ! (C’était le prince et il était en larmes.) Comment pourrai-je jamais vous remercier d’avoir risqué votre vie pour me sauver, ô mon vaillant chevalier ? Pour défendre mon honneur…

Giles était d’une pâleur livide. Ses lèvres remuèrent mais Jim n’entendit pas ce qu’il disait. Le prince s’empara de la main du blessé et la porta à ses lèvres. L’armure de Giles avait été mise en pièces ou peu s’en fallait et elle était ensanglantée. Theoluf s’agenouilla à son tour et commença à nettoyer les plaies du blessé à l’aide de linges humides.

C’est alors que le cercle des hommes en armes qui se pressaient autour d’eux s’écarta pour laisser passer un groupe de quatre cavaliers. Celui qui marchait en tête, un personnage de haute taille à la forte carrure, fit halte presque devant l’étendard. Là, il mit pied à terre et ôta son casque, révélant un visage osseux surmonté d’une brosse de cheveux argentés et orné d’une barbe grisonnante taillée au carré. Il s’inclina devant le roi Jean.

— Que Votre Majesté me pardonne de ne pas être venu plus tôt, lui dit-il. Mais je n’ai appris qu’à l’instant que vous vous étiez rendu à un Anglais. Avec votre permission, je me présenterai : je suis Robert de Clifford, comte de Cumberland, et je commande les forces anglaises. C’est pour nous grand regret qu’un monarque et un chevalier tel que vous se soit vu contraint de faire reddition. Etant désormais prison nier des Anglais, êtes-vous disposé à reconnaître comme vous le commande le droit des armes que vos forces ont perdu la bataille et que nous sommes les vainqueurs ?

— Relevez-vous, comte Robert, répondit sèchement le roi Jean. Vous êtes dans l’erreur. Ce n’est pas à un Anglais que je me suis rendu mais à un Français, le comte d’Avronne ici présent, et c’est uniquement à ma garde personnelle que j’ai donné ordre de capituler. Pour quelle raison les forces françaises mettraient-elles bas les armes alors que les combats continuent et que l’issue de la bataille n’est pas encore décidée ?

Le comte de Cumberland prit un air menaçant.

— Quel intérêt Votre Majesté peut-elle avoir à poursuivre des hostilités qui ne peuvent se solder que par la mort d’un grand nombre de combattants français ?

— Et d’un grand nombre de combattants anglais, comte Robert. Qui peut dire à l’heure présente lequel des deux camps comptera le plus de pertes ? Et lequel l’emportera finalement ?

— Voyons, Votre Majesté…

Le comte Robert fut alors interrompu par l’irruption soudaine d’une ravissante jeune femme revêtue d’une arachnéenne robe verte. Elle s’avançait d’un pas vif et léger dans le couloir que le comte de Cumberland avait ouvert dans les rangs des soldats.

Jim la reconnut aussitôt : c’était Mélusine. Et elle marchait droit sur lui.

— ô mon bien-aimé ! s’écria-t-elle en l’enlaçant de ses bras. Je t’ai enfin trouvé. Nous allons immédiatement regagner mon lac ! Tu es mien !

C’est alors que Carolinus intervint :

— Non, il ne t’appartient pas.

Mélusine se tourna vers lui mais la fureur qui animait ses yeux s’éteignit quand elle vit à qui elle avait affaire. Elle plongea dans une révérence.

— Quel grand honneur pour moi de vous rencontrer, mage ! (Sa voix était presque un roucoulement.) Vous êtes bel homme, vous aussi. Mais je sais que vous m’êtes inaccessible. Pourquoi en serait-il de même pour James, expliquez-moi ?

— Pour la même raison que celle qui me met hors de ta portée. C’est, lui aussi, un magicien.

— Un magicien ! (Mélusine ouvrit tout grands les yeux, laissa retomber ses bras et recula.) Et tu ne me l’avais pas dit, James ? Pendant tout ce temps ! (Et elle versa coquettement quelques larmes dans un fin mouchoir vert mystérieusement sorti de dessous sa robe.) M’avoir laissée parcourir toute cette route pour me décevoir si cruellement ! Comment est-ce possible, James ?

— C’est que…, commença Jim sans trop savoir ce qu’il allait bien pouvoir répondre.

— Enfin, soit ! (Mélusine se tamponna les yeux presque avec entrain et le mouchoir disparut comme par enchantement.) C’est le sort qu’il m’a toujours été donné de subir. Il semble que je doive me mettre en quête d’un nouvel amant. Oh ! Que cet homme est donc beau ! C’est toi qu’il me faut, mon aimé ! Et je te garderai toujours avec moi.

Elle s’était ruée sur le roi Jean et le serrait maintenant étroitement contre elle.

— Tu n’as aucun droit sur lui non plus, lui dit Carolinus.

— Et pourquoi donc ? demanda-t-elle sur un ton boudeur.

— Parce que je suis roi, par la mort-Dieu ! bredouilla Jean. Et, étant roi, je suis hors d’atteinte des charmes et des envoûtements des créatures surnaturelles de votre espèce !

— C’est vrai ? (Des pleurs montèrent à nouveau aux yeux de la fée. Elle lâcha le roi et le mouchoir fit sa réapparition.) Etre deux fois déçue d’un même coup ! pleurnicha-t-elle. Et vous êtes encore plus beau que James. Je vous aimerai toujours, mon roi. Mais vous m’êtes, vous aussi, interdit. Son regard se posa alors sur Giles. Penché sur lui, Theoluf s’efforçait de panser ses multiples blessures. Elle se précipita vers lui et se mit à genoux en face de l’écuyer.

— Oh ! Le malheureux ! Il est blessé. Je le guérirai ! Theoluf n’y alla pas par quatre chemins.

— Est-ce que vous pouvez quelque chose, milady ? Aucune de ses plaies n’est mortelle. Mais elles sont si nombreuses qu’il a perdu presque tout son sang et je ne peux pas en juguler l’épanchement.

— Ne pourriez-vous, au moins, l’installer à l’ombre ?

— Oui, c’est une bonne idée, milady.

Theoluf se releva et entreprit de désigner quelques hommes d’armes qui feraient office de brancardiers.

— Oh ! Quelle tristesse ! murmura d’une voix chantante Mélusine. Tu es si jeune et si beau ! Et je pressens étrangement que nous nous ressemblons tous deux.

Giles remua les lèvres mais seule la fée put entendre les mots qu’il balbutiait.

— Mais ton nez est une splendeur ! s’exclama-t-elle. Je n’en ai jamais vu un aussi bien planté ! C’est la première chose qui m’a frappée quand je t’ai aperçu.

Et elle couvrit de baisers le fier promontoire qui se dressait au milieu du visage de Giles.

Mais Theoluf revenait avec les hommes qu’il avait choisis.

— Soulevez-le en douceur, leur ordonna-t-il. On va le déposer là-bas à l’ombre de cet arbre.

Durant cet épisode, Jim était resté pour assister aux tractations qui allaient bon train entre le roi Jean et le comte de Cumberland. Ce dernier, et cela n’avait pas été sans le surprendre, s’était révélé un négociateur habile. Il avait fini par convaincre son interlocuteur que laisser la bataille se poursuivre n’apporterait aucun avantage et que si le prix d’une reddition risquait d’être lourd, on pourrait toujours s’entendre ultérieurement sur des accommodements favorables pour les deux parties. En attendant, le bon sens ne commandait-il pas de préserver la vie des vétérans français ?

On en était à ce point de la discussion quand Jim remarqua le prince dont le regard demeurait braqué sur le gentilhomme anglais. Son visage ressemblait de plus en plus à la nuée d’orage qui précède la tornade. Pour tenter d’éviter une explosion dévastatrice, Jim interrompit le comte :

— Pardonnez-moi, Votre Seigneurie, mais je crois que notre royal prince souhaite vous dire un mot.

Robert de Cumberland tourna lentement la tête vers Edouard dont la présence n’avait de toute évidence pu lui échapper jusqu’ici.

— Oui, Altesse ? fit-il sur un ton glacial.

— Vous savez donc qui je suis, maraud ?

— Je sais que vous êtes mon prince, l’héritier présomptif de la couronne d’Angleterre, répondit le comte avec la même froideur. Et je sais aussi que vous vous êtes détourné de la terre de vos ancêtres dans l’intention de prêter main-forte aux Français pour lutter contre tout ce qui est anglais, ce qui vous a peut-être permis d’acquérir un autre titre.

— Quelle insolence ! gronda le prince. À genoux à mes pieds, comte, faute de quoi je vous ferai trancher le col pour vous punir de ne point m’avoir rendu plus tôt l’hommage qui m’était dû. Soyez assuré que mes hommes exécuteront avec joie un ordre de leur prince légitime. (Cumberland, dont la suite ne s’élevait qu’à trois hommes, ploya immédiatement le genou.) Regardez à droite, comte. Vous voyez ce tas de vêtements identiques aux miens ? Il y a peu de temps encore, celui qui les portait était Uri imposteur créé par la magie de l’exécrable sorcier qui se trouve derrière vous. C’est lui qui a donné substance à la fable selon laquelle je me serais rallié aux Français. Comment aurais-je pu tourner le dos à l’Angleterre alors que nous ne faisons qu’un, l’Angleterre et moi ? Me direz-vous que vous avez cru à un tel mensonge ?

— Je n’y ai pas cru au fond de mon cœur, Votre Altesse. (Le comte avait pâli mais sa voix demeurait assurée.) Cependant, il n’y avait pas que ces rumeurs. Il y avait aussi les témoignages de personnes d’honorable réputation qui vous avaient vu de loin chevaucher, tout armé, en compagnie de Français. Il m’a été difficile d’accorder foi à pareille trahison. Mais, étant humain, je me suis interrogé, je l’avoue, Votre Altesse, comme l’ont fait bon nombre d’Anglais qui sont sous mes ordres.

— En vérité, vous n’étiez probablement pas moins déconcerté que beaucoup d’autres, reprit le prince sur un ton plus calme. Et l’on peut même dire que l’imposteur était une copie si parfaite que j’ai été moi-même stupéfait devant ce double. Alors, comte, avez-vous besoin d’une confirmation supplémentaire ? Faut-il que je saute à cheval pour me lancer à l’assaut des Français ? Si vous le souhaitez, il y aura au moins derrière moi quelques hommes pour me suivre. (Il se tourna vers les chevaliers et les gens d’armes qui se tenaient derrière lui.) N’est-il pas vrai ?

Une féroce clameur d’approbation lui répondit.

— Ne croyez-vous pas, comte, poursuivit le prince, qu’à cette vue tous les Anglais se rallieront à moi ?

— Je serai moi-même parmi les premiers, Votre Altesse.

Le prince le dévisagea longuement. Enfin, il se détendit.

— Relevez-vous, comte. Je vous considère comme un loyal et fidèle serviteur, et de moi et du roi mon père. Mais ne me donnez plus jamais de motif de douter de votre dévouement.

— Vous n’en aurez plus aussi longtemps que je vivrai, Votre Altesse.

Cumberland se redressa.

— Nous sommes heureux de vous l’entendre dire. Cette affaire étant désormais réglée, vous pouvez continuer de discuter les conditions de reddition avec notre cousin le roi de France. Je me contenterai d’écouter sans intervenir parce que vous avez plus d’expérience que moi pour ce qui est de tels pourparlers, je le reconnais. Et, en second lieu, parce que ce sera la meilleure façon de mettre fin le plus rapidement possible aux combats qui se poursuivent toujours.

— Je crains que vous ne soyez dans l’erreur, cousin, déclara alors le roi Jean. À aucun moment des négociations que nous avons engagées il n’a été question que les Français se rendent. Ou nous continuerons de nous battre en hommes d’honneur, ou nous proposerons des clauses suffisamment généreuses pour que nos adversaires puissent les accepter sans déchoir. Mais je vois que votre front s’assombrit à nouveau, mon jeune cousin. Vous vous préparez à me rappeler que je suis votre prisonnier personnel. Eh bien, réglons cette question une bonne fois pour toutes. Vous me trancherez la tête avant que je donne à mes hommes l’ordre de capituler alors qu’ils n’ont pas encore perdu la bataille.

— En ce cas, dit le prince, vous ne me laissez pas le choix. Holà ! Qu’on m’amène un cheval !

L’homme d’armes le plus proche sauta à bas de sa monture et, un genou en terre, tendit les rênes au prince qui s’en saisit et se mit en selle.

— Depuis quelque temps, cousin, dit-il au roi, le combat me paraissait fort égal. Peut-être tournera-t-il en faveur de l’armée anglaise si j’apparais sur le champ de bataille. Aussi, je vais rejoindre nos troupes. Et ce sera l’occasion pour vous autres Français de voir si vous avez encore une chance de l’emporter ! (Le prince se tourna derechef vers ses compatriotes.) Derrière moi, vous tous !

Sortant son épée du fourreau, il la brandit bien haut et se rua en direction du champ de bataille.

39

— Attendez, mon cousin ! s’écria le roi Jean. Votre désir de conduire vos forces à la victoire est tout à votre honneur. Cependant, réfléchissez un instant. Si vous vous résolvez à prendre leur tête, il y aura dans les deux camps de nombreuses pertes car il ne fait pas de doute qu’Anglais ou Français, tous se battront jusqu’à la mort quand ils vous verront au cœur de la bataille. Bien des choses ont déjà mal tourné aujourd’hui. Aussi, mieux vaut éviter le risque de multiplier les erreurs. Il y a, certes, matière à discussion. Si cela est suffisant pour vous dissuader de vous lancer dans la bataille, je suis prêt à entamer une négociation portant non seulement sur la capitulation anglaise mais aussi sur une possible reddition française – encore que dans mon esprit, semblable éventualité n’est qu’hypothèse d’école, comprenez-moi bien.

— Votre Altesse ? fit promptement le comte de Cumberland.

Une note d’espoir résonnait dans sa voix.

Le prince resta longtemps silencieux, apparemment perdu dans ses réflexions. Il sortit enfin de son mutisme :

— C’est là un domaine dont vous avez l’expérience, comte. Pensez-vous qu’il serait préférable que je remette ma décision à plus tard pour vous laisser le temps de poursuivre encore ces conversations ?

— Je vous le recommanderais chaudement, Votre Altesse. Cela ne porterait en aucun cas atteinte à votre honneur. Songez par ailleurs que vous représentez ce qu’il y a de plus précieux pour l’Angleterre, non seulement maintenant mais dans l’avenir. Si jamais quelque accident fâcheux vous arrivait au cours de la bataille…

— Ce n’est pas une telle crainte qui pourrait me retenir ! déclara le prince avec raideur.

— Certes, Votre Grâce, certes. Loin de moi cette idée ! Néanmoins, je suis partisan de reprendre la discussion avec Sa Majesté le roi de France.

Edouard se laissa glisser à bas de sa monture.

— Fort bien. Je suivrai donc votre conseil. Je vous laisse à vos pourparlers. J’écouterai néanmoins avec attention.

Jim constata alors que la concertation prenait un cours totalement nouveau, le comte de Cumberland et le roi Jean cherchant maintenant à élaborer un accord aux termes duquel il n’y aurait ni vainqueur ni vaincu.

Il lui semblait presque que le délicat problème dont Carolinus s’était déchargé sur lui était en train de se régler sans même qu’il eût besoin d’intervenir. Le seul point délicat pour les deux négociateurs consistait à trouver la formulation adéquate pour un accord de ce type. Ils finirent par s’entendre sur une solution de compromis : on décréterait une trêve provisoire à effet immédiat qui serait suivie, en théorie, de tractations ultérieures. De ces marchandages sortirait une décision désignant le vainqueur et le vaincu officiels, décision dont l’application serait perpétuellement remise en question tant et si bien qu’au bout du compte tout cela finirait par ne plus être que de l’histoire ancienne. Ce fut donc la solution que l’on adopta. Elle satisfaisait indiscutablement le roi et le comte, et le prince Edouard ne paraissait pas la voir d’un mauvais œil, lui non plus.

Malheureusement, elle soulevait un problème épineux : comment, concrètement, proclamer la trêve et arrêter les combats qui se poursuivaient toujours ? Techniquement parlant, la procédure à employer tombait sous le sens : des hérauts des deux camps proclameraient à son de trompe qu’une trêve temporaire et immédiate avait été décrétée. Le prince Edouard ayant en effet été délivré, la diplomatie devait prendre le relais. Il allait sans dire que l’accord tacite des deux plénipotentiaires de ne plus faire appel aux armes resterait secret.

Sur le terrain, les difficultés subsistaient, tout le monde en avait parfaitement conscience. À l’exception de Jim.

— Mais quel est le problème ? chuchota-t-il à l’oreille de Brian.

— C’est que les chevaliers ne cessent pas forcément de combattre quand ils en ont l’ordre, répondit Brian sur le même ton. Surtout si l’une des deux armées en présence a le sentiment d’avoir la victoire à portée de main.

Jim ne tarda pas à constater que Brian n’avait que trop raison. Les hérauts envoyés par le roi Jean et le comte de Cumberland s’élancèrent au galop, soufflant dans leur trompette et rendant publique la nouvelle qu’ils étaient chargés de répandre. Mais ce fut comme si l’annonce de la trêve tombait dans l’oreille d’un sourd : les combats ne s’en poursuivaient pas moins avec autant de furie.

La lumière commença alors lentement à se faire dans l’esprit de Jim : le chevalier des temps féodaux partait en guerre pour guerroyer, remporter la victoire et tuer. Ou, le cas échéant, il succombait lui-même. Il était possible que, s’il jouait de malchance, il perde une bataille. Mais il n’envisageait pas de mettre inopinément bas les armes. La vérité était qu’il aimait se battre. Rien d’autre ne comptait pour lui. La guerre, c’était toute sa vie.

— James ! (Jim se retourna. Carolinus était à nouveau à ses côtés.). Suis-moi. Personne ne s’apercevra de ton absence – sauf Malvinne. Et il attend que nous ayons une petite conversation en particulier, toi et moi.

Tous deux se frayèrent leur chemin à travers le cercle des hommes d’armes qui ne leur prêtèrent aucune attention. Quand ils furent à bonne distance, Carolinus s’arrêta au pied d’un gros arbre dont l’ombre les protégerait de l’éclat du soleil à son zénith et s’adressa à son disciple.

— Le moment est maintenant venu pour toi de décider ce que tu vas faire en ce qui concerne Mal-virale, James, commença-t-il, les yeux plantés dans ceux de Jim.

— Ce que je vais faire ? Il me semble que, de ce côté, tout s’est passé pour le mieux. Cette créature engendrée par le magicien s’est évaporée et un accord a été conclu entre le comte et le roi Jean. Il ne reste plus qu’à mettre fin aux combats.

— Pour ce qui est de ce dernier point, tu as pu te rendre compte que les choses n’avancent pas aussi vite que tu le pensais, répliqua sèchement Carolinus.

— Oui, je le reconnais. Mais il semble que Malvinne est désormais bel et bien réduit à l’impuissance.

— Au niveau temporel, c’est exact. Mais la question demeure : que faire de lui au plan du royaume de la magie ?

— Mais est-ce à moi qu’il incombe de prendre une décision en ce domaine ? demanda Jim, soudain très mal à l’aise. Il y a sûrement d’autres personnes, des lois ou que sais-je encore pour se charger de résoudre ce problème.

— Oui, en un sens. Essentiellement, le Département des Comptes. Mais tout dépendra de l’action que tu décideras d’entreprendre, toi.

— Pourquoi ? Et quelle action devrais-je entreprendre ?

— Je te l’ai déjà dit : il t’appartient de décider. Je n’ai pas plus le droit de t’aider maintenant que je ne l’avais précédemment. Un magicien de mon rang ne pouvait en aucun cas porter le coup d’arrêt à Malvinne et lui faire rendre gorge. Seul quelqu’un comme toi d’un niveau très inférieur a le pouvoir de s’acquitter de cette tâche. Les règles qui régissent la magie exigent qu’il en soit ainsi. Leur raison d’être est d’empêcher les magiciens puissants de se combattre entre eux, mettant ainsi en danger les divers royaumes qui cohabitent en ce monde et ailleurs dans l’espace. Mais trêve de ces explications et allons droit au but. Si je t’ai pris à part, c’est pour t’exposer comment se présente exactement ta situation.

— Je vous écoute.

— Fort bien. En premier lieu, il faut que tu comprennes que, de tous les magiciens en exercice, tu étais le seul capable d’intervenir pour faire obstacle à Malvinne. Il ne pouvait être contré, comme je viens de te le dire, que par un apprenti magicien mais, par définition, aucun de ceux-là n’était en mesure de l’abattre. Cette règle connaît toutefois une exception s’agissant de quelqu’un ayant reçu une formation dont personne n’a bénéficié, quelqu’un ayant appris à maîtriser un savoir qui a totalement façonné le futur du monde qui t’a vu naître.

— Vous voulez parler de… de la technologie ?

— Oui, on lui donne ce nom. C’était indispensable parce qu’il m’était strictement interdit de te porter assistance – et, en particulier, de t’apprendre certaines choses que tu avais besoin de connaître pour désamorcer les sortilèges que Malvinne pouvait lancer contre toi. Qui plus est, j’ignorais quelles seraient ces armes et pour te protéger, il m’aurait fallu te donner un enseignement qui aurait fait de toi son égal. De toute façon, nous n’aurions pas eu le temps nécessaire. À lui seul, cet apprentissage prendrait des années.

— Mais en quoi la technologie intervient-elle ici ?

— Pour commencer, tu n’es pas prisonnier des habitudes et des réflexes propres aux hommes de ce siècle. Or, il faut étudier la magie pendant des années pour s’affranchir de certaines pratiques avant de pouvoir commencer à progresser dans l’art.

— Mais pourquoi ai-je échappé à ce handicap ? demanda Jim.

— Parce que, familiarisé comme tu l’es avec ce que tu appelles la technologie, il va de soi pour toi que des objets dont tu ne sais pas comment ils fonctionnent au juste te permettent d’accomplir des choses étonnantes ou t’apportent des capacités d’action inouïes. Ils sont à tes yeux aussi banals qu’une javeline ou une hache pour nous autres.

— Vous croyez ?

Cette idée déconcertait Jim. Et puis, il songea aux automobiles et aux téléviseurs.

— Je vais te donner un exemple, poursuivait Carolinus. Quand tu as quitté les deux dragons sur lesquels tu avais été acheminé à ton insu, l’un d’eux t’a délibérément indiqué la direction du lac de Mélusine pour qu’elle te noie.

— Oui, mais en quoi cela prouve-t-il que je suis différent ?

— En raison d’un certain nombre de facteurs liés à son conditionnement, un jeune magicien comme toi qui se serait changé en dragon n’aurait jamais repris sa forme humaine sous prétexte qu’il se sentait inconfortable dans ce corps d’emprunt. Mais pour toi, il était tout naturel de te comporter ainsi. En conséquence, quand tu es arrivé au lac, Mélusine n’a pas du tout réagi comme elle l’aurait fait si tu avais encore eu ton aspect de dragon.

— Mais quel est le lien avec ma situation à l’égard de Malvinne ?

— Il lui faut à présent répondre à la plainte déposée par le roi des morts qui l’accuse du viol de son royaume par un magicien. Il peut s’en tirer en ne se reconnaissant qu’indirectement responsable. Le Département des Comptes se bornera alors à le condamner à verser au roi des morts des dédommagements qui représenteront une part substantielle de son actif mais ce ne sera là que moindre mal. Le Département ne pourra retenir aucune autre charge contre lui.

— Et le simulacre d’Edouard ?… fit Jim avec stupéfaction.

— Contrairement à ce que tu t’imagines tout naturellement mais à tort, le Département des Comptes ne se soucie ni de morale ni d’éthique. Ce sont là pour lui des notions nulles et non avenues. Il ne se préoccupe que de l’équilibre de l’énergie dont il a la charge. La plainte déposée par le roi des morte est importante pour lui parce qu’elle implique une perturbation de cet équilibre entre le royaume des morts et le monde humain auquel, tout magicien qu’il soit, Malvinne appartient encore. Son faux prince, en revanche, n’avait de conséquence que pour nous et n’affectait donc en rien le rapport d’énergie – à première vue toutefois.

Carolinus avait mis dans ces derniers mots une insistance qui alerta Jim.

— Qu’entendez-vous par là ? Qu’une autre affaire serait sous-jacente et susceptible d’intéresser le Département ?

— Cela se pourrait. Suppose que l’on démontre que l’objet de l’opération « faux prince » était d’aider les Noires Puissances à modifier l’avenir… C’est là un point rigoureusement prohibé et considéré comme un très grave délit. S’il était prouvé que Malvinne s’en est rendu coupable, non seulement le Département des Comptes pourrait annuler tout son crédit magie mais aussi invalider les prérogatives auxquelles lui donne droit son rang de magicien de classe AAA. Il serait alors dépouillé de tous ses pouvoirs autres que temporels. Mais il faudra néanmoins que tu te tiennes sur tes gardes car, même alors, il sera encore dangereux.

— Mais dans ce cas, objecta Jim, à quoi bon le priver de son potentiel d’action ? En quoi ce que nous avons réalisé a-t-il servi ?

— Malvinne ne présente plus d’intérêt dans l’immédiat pour les Noires Puissances car celles-ci n’utilisent jamais deux fois le même instrument. Cependant, elles pourraient être amenées à le manipuler à nouveau.

Jim dévisageait Carolinus, songeur.

— Vous voulez que je saisisse le Département des Comptes de l’infraction dont Malvinne s’est rendu coupable ? fit-il enfin.

— Je ne veux rien du tout. Je ne peux intervenir en rien parce que la loi m’interdit de t’aider d’aucune manière – une loi à laquelle j’ai d’ailleurs commis une entorse en te protégeant pendant vingt-quatre heures contre la magie de Malvinne. Cette échéance écoulée, tu perdras cette immunité. Malvinne pourra alors utiliser le crédit magie dont il disposera encore pour régler ses comptes avec toi.

— Alors, si je vous comprends bien, il me reste moins de vingt-quatre heures pour saisir le Département des Comptes ?

— Je te le répète, c’est à toi, et à toi seul, qu’il revient de tirer les déductions qu’il te plaira de mes propos.

— Si je vous pose une question, pourrez-vous y répondre ?

— Peut-être.

— Si je n’ai pas intenté une action auprès du Département des Comptes avant le lever du soleil, quelle fraction de ce qu’il a perdu, Malvinne pourra t’il récupérer ?

— Dans cette situation hypothétique, un magicien de son envergure serait en mesure de récupérer tout ce qu’il a perdu, et davantage encore.

— Autrement dit, si l’on veut lui porter un coup d’arrêt définitif, c’est maintenant qu’on doit agir ?

— Si c’est là ta conclusion, je ne peux qu’y donner mon adhésion. Note bien que si un magicien de rang inférieur porte une accusation à l’encontre d’un mage de classe AAÀ et que celle-ci est jugée irrecevable, il doit s’attendre à se voir privé de tous ses pouvoirs et peut-être même purement et simplement banni du royaume des magiciens.

— Mais je ne sais pas au juste de quoi l’accuser ! s’exclama Jim avec accablement.

— En tant que maître instruisant son disciple, je suis en mesure d’éclairer ta lanterne. Dans le cadre de ce cas hypothétique, l’intéressé devrait être incriminé d’avoir créé une situation qui se soldera en dernière analyse par un amoindrissement permanent de la somme d’énergie dont le Département des Comptes a la charge d’assurer la gestion. De porter, donc, atteinte à son pouvoir et d’affaiblir l’autorité et le contrôle qu’il exerce sur le royaume des magiciens.

— Vous voulez dire que cela pourrait être la conséquence des menées de Malvinne ?

— Toujours en se situant dans ce cas hypothétique. Ce serait, bien sûr, au Département des Comptes d’en décider. À mon avis – mais mon opinion est sans importance –, une telle accusation est absolument irréfutable. Il y aurait lieu de prendre des mesures à l’encontre de ce magicien. Cela étant dit, tu devrais avoir maintenant une idée générale de la situation. Mon devoir s’arrête ici. Faut-il ou non saisir le Département des Comptes ? C’est à toi d’en décider.

— Et il n’y a pas de moyen terme ? Si je l’emporte sur ce magicien, sera-t-il totalement ruiné ?

— Oui. (Il y eut un long silence.) Bien, dit enfin Carolinus. Allons rejoindre les autres. Te voilà informé.

Le mage se mit en marche et Jim lui emboîta le pas. Quand ils arrivèrent en vue du groupe, Theoluf se précipita vers ce dernier.

— Sir James ! Je n’ai pas réussi à vous trouver. Sir Giles n’en a plus pour longtemps à vivre et il vous réclame !

40

On avait glissé sous la tête de Giles un coussin de fortune fait de plusieurs cottes enroulées ; on lui avait ôté son heaume et on avait détaché quelques-unes de ses plaques d’armure – celles qui pouvaient être retirées sans le faire trop souffrir. Mélusine, toujours agenouillée, tenait la main exsangue du chevalier dans la sienne. Elle ne cessait de lui parler.

À l’approche de Jim, elle leva la tête.

— Enfin ! dit-elle. Vite ! Dépêche-toi ! Il veut t’entretenir d’un sujet qui lui tient à cœur et c’est à peine s’il en a encore la force.

Jim se mit à genoux à son tour et prit l’autre main de Giles. Elle était froide tant il avait perdu de sang.

— Je vous écoute, Giles.

Un peu de vie revint dans le regard de l’agonisant et Jim se pencha, collant presque son oreille contre les lèvres glacées de son compagnon.

— Pas en terre…, murmura Giles au prix d’un grand effort. En mer…

Jim serra plus fort sa main.

— Vous avez ma parole, Giles. Vous serez immergé au large. Je vous en fais le serment.

Les yeux de Giles se fermèrent et ses traits se détendirent. Mais il avait encore un souffle de vie : sa poitrine se soulevait et s’abaissait insensiblement au rythme de sa respiration.

— Il est pareil à moi, fit Mélusine. Quand vient la fin, c’est vers l’eau qu’il se tourne.

Jim se releva. Il s’aperçut alors que les hommes d’armes massés en demi-cercle derrière le prince ne perdaient pas un seul de ses gestes. Il lut une interrogation et comme un espoir dans tous ces yeux rivés sur lui – l’espoir qu’il pourrait faire quelque chose pour sauver la vie de Giles. Il secoua lentement la tête.

— Il tient à reposer en mer, dit-il. Je lui ai promis que sa volonté sera respectée.

Plus ému qu’il ne l’aurait cru, il s’éclaircit la gorge et, fendant la foule, se dirigea vers l’étendard au pied duquel le roi Jean et le comte de Cumberland discutaient toujours des conditions d’une suspension d’armes. Mais, à en juger par l’ardeur des combattants isolés et dispersés qui continuaient de s’affronter sur le champ de bataille, une trêve éventuelle était rien moins qu’assurée. Quand Jim arriva à leur hauteur, les deux interlocuteurs en étaient au chapitre de l’inhumation des morts.

— Oui, disait le roi, j’approuve cette idée, seigneur comte. Nous édifierons un mausolée où l’on priera pour l’âme des Français qui sont tombés ce jour au champ d’honneur.

— Sa Majesté le roi Edouard fera sans aucun doute de même pour les nôtres.

— Dans une même sépulture. Oui. Anglais et Français dormant de leur dernier sommeil ensemble mais séparés… pareil mémorial rassemblera les parties adverses. – il faudra s’assurer qu’aucun chevalier anglais ne nous a échappé. Quant à ceux qui n’ont pas de titre de noblesse, ils seront inhumés dans les bois. S’ils étaient ensevelis pêle-mêle avec ceux qui sont de haute naissance, cela porterait atteinte à la solennité de la sépulture réservée aux chevaliers.

— Il en ira de même pour les chevaliers français, dit le roi Jean. Les roturiers, et tout particulièrement les gens de peu comme les Génois, seront mis dans une fosse à l’écart.

— Veuillez m’excuser…, fit Jim.

Les deux interlocuteurs tournèrent lentement la tête.

— C’est un de vos Anglais, je crois, comte, murmura le roi.

— Oui, et j’en ai grande honte, répondit Cumberland d’une voix acerbe. Ne vous a-t-on donc point appris la civilité là d’où vous venez, messire ? Le roi de France et moi tenons conseil – en privé.

Jim prit sur lui pour conserver son calme et demeurer aussi courtois que possible.

— Je sais, dit-il. Que Sa Majesté et Votre Seigneurie me pardonnent de les déranger. Je me serais bien gardé de troubler votre entretien mais le hasard a voulu que je surprenne vos propos sans l’avoir prémédité. Donner une sépulture commune aux chevaliers des deux camps et édifier un mausolée à leur mémoire me paraît être une excellente idée. Je souhaite simplement vous faire savoir que l’un des chevaliers anglais tombés au combat devra reposer ailleurs.

— C’est hors de question, rétorqua Cumberland avec emportement. Il reposera ici avec les autres, cela va de soi.

— Je crains fort, monseigneur, que cela ne soit possible…

— Par tous les chiens de l’enfer ! explosa Cumberland. Comment osez-vous me parler sur ce ton ? D’où vous vient pareille impertinence ? J’ai dit que votre chevalier sera inhumé avec les autres et il n’y a pas à revenir là-dessus. Maintenant, vous pouvez disposer !

— Vous ne comprenez pas, Excellence ! Il s’agit de sir Giles de Mer, le chevalier qui a sauvé la vie du prince que les sbires de Malvinne se préparaient à assassiner. Qui pourrait nier qu’il a acquis le droit d’être enseveli comme il le souhaite ?

— Il sera enterré avec les autres ! gronda le comte. À présent, disparaissez avant que je ne vous fasse chasser par la force !

— Je ne m’en irai que quand nous serons convenus que sir Giles sera immergé au large ainsi qu’il me l’a demandé à l’instant. Je lui ai donné ma parole que son vœu serait exaucé.

— Que m’importe votre parole ? Ce ne sont pas les gens de votre sorte qui décident de ces questions. Sa Majesté et moi avons tranché. La cause est entendue. Votre sir Giles sera enterré avec les autres chevaliers. Il n’y a rien à ajouter !

— Soit, Excellence, je me retirerai donc. Mais sachez que sir Giles ne reposera pas dans cette fosse. Il sera immergé conformément à sa volonté.

Sous l’effet de la fureur, le visage du comte devint rouge brique.

— Je n’avais encore jamais rencontré pareille insolence ! vociféra-t-il. Vous pouvez répéter autant qu’il vous plaira que votre ami, ce chevalier de rien, sera immergé. Vous pouvez même tenter d’enlever son corps. Mais dès l’instant où la trêve sera conclue, et elle le sera certainement sous vingt-quatre heures au plus tard, je lancerai sur vos traces un détachement qui vous traquera comme un lapin et ramènera ici ses os et la chair putréfiée qui y adhérera encore.

— Votre Seigneurie n’aura pas à attendre au-delà de ces vingt-quatre heures, cracha d’une voix venimeuse Malvinne qui se tenait en retrait derrière le roi. Je vous en fais promesse, moi, ministre du roi de France.

— Essayez donc ! gronda Jim qui pivota sur lui-même dans l’intention d’aller chercher Giles – s’il était déjà mort – pour entreprendre avec lui le long voyage jusqu’à la Manche.

— Un moment !

C’était, cette fois, la voix de Carolinus.

Le vieux magicien avait soudain surgi du néant. Mais ce n’était pas à Jim qu’il s’adressait : c’était au comte de Cumberland.

— Si Votre Seigneurie veut bien m’écouter…

— La peste soit de vous tous, sorciers que vous êtes ! brailla le comte. Je ne veux plus entendre un mot sur cette affaire. Elle est close. Vous m’avez compris ? Close ! C’est moi qui prends les décisions, personne d’autre.

Sur quoi, Cumberland se tourna vers le roi comme pour poursuivre la conversation interrompue. La main de Carolinus se posa sur le bras de Jim.

— Reste là, lui ordonna-t-il.

Ayant dit, le mage se mit en marche en direction du petit groupe réuni autour de Giles et s’y fondit. Jim attendit, rongeant son frein, tandis que le roi et le comte entamaient la discussion sur les mausolées à édifier à la mémoire des combattants et continuaient de l’ignorer.

Soudain, une cotte-hardie bleue passa comme un éclair devant lui. C’était le prince Edouard. Il était rouge de colère.

— Que viens-je d’apprendre, messire comte ? dit-il à Cumberland. Le vaillant sir Giles n’aurait pas droit à dormir de son dernier sommeil là où il a choisi de reposer ?

— Il ne s’agit de rien d’autre que d’une disposition nécessaire à la proclamation de la trêve que nous sommes en train de mettre sur pied, Sa Majesté et moi. Pour la rendre effective et donner satisfaction à l’une et l’autre parties, nous avons décidé qu’ici même seraient construite deux mémoriaux et creusées deux grandes sépultures, une pour tous les gentilshommes français tombés au combat et une pour les gentilshommes anglais. Reposer ici sera un grand honneur pour eux, sans compter que leurs âmes bénéficieront des prières qui seront dites dans ces mausolées.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, seigneur comte ! Je vous ai demandé si sir Giles sera immergé conformément au vœu qu’il a exprimé, oui ou non ?

— Il est impératif qu’il soit enseveli avec les autres chevaliers anglais à qui cette bataille a coûté la vie, Altesse.

— Et ce en dépit de son souhait ?

— Je regrette, Votre Grâce, répondit le comte d’une voix solennelle, mais la réponse est oui.

— Et ce en dépit du mien ?

— Dans des circonstances ordinaires, je ne ferais rien qui aille à l’encontre des désirs de Votre Altesse. Mais Votre Grâce – qu’Elle me pardonne – est encore jeune et bien que je ne doute pas qu’Elle ne soit pas ignorante des réalités de ce monde, il existe entre les nations des rapports de nature politique qui…

— J’ai dit le mien ? coupa le prince.

D’écarlates qu’elles étaient, les joues du comte virèrent au cramoisi.

— Eh bien, puisque Votre Altesse insiste, je serai franc avec Elle. Je suis à la tête du corps de troupe anglais et une armée ne saurait avoir qu’un seul chef. En tant que commandant suprême de nos forces, c’est à moi de juger quelle est la solution la meilleure pour tout le monde. Mon honneur et les engagements dont j’ai à répondre devant le roi votre père l’exigent. Je suis désolé mais sir Giles sera inhumé en ces lieux. C’est là une nécessité incontournable, Votre Grâce ne le voit-Elle pas ?

— Ce que je vois, c’est un comte impudent déterminé à prendre le contrepied de la volonté de son prince ! Vous ne tenez pas compte du fait que sir Giles n’appartenait pas à vos forces. Il dépendait d’un groupe ayant pour mission de me délivrer alors que j’étais captif. Il est donc sous mes ordres et il reposera là où il souhaite reposer – en mer et nulle part ailleurs !

— Je regrette infiniment, Votre Altesse, rétorqua Cumberland avec entêtement, mais je ne saurais admettre votre position. Tout Anglais qui a combattu et est mort ici est sous mes ordres. Il sera enseveli avec les autres.

— Fort bien ! Grâce à vous, comte présomptueux, ma décision est prise ! J’avais raison tout à l’heure ! Je vais sauter en selle, rallier à moi tous les Anglais ici présents et nous verrons bien si, après tout, la victoire ne nous sourira pas !

— Mon jeune cousin…, commença le roi Jean en s’avançant, la main tendue, pour arrêter Edouard. Mais celui-ci avait déjà pivoté sur ses talons.

— Mon cheval ! cria-t-il. Or çà, vous autres, préparez-vous à me suivre et…

Il n’alla pas plus loin. Derrière lui, les hommes regardaient tous le ciel. Le prince leva les yeux à son tour au moment où Jim le rejoignait.

Une large nappe de taches noires s’approchait rapidement. Les plus visibles étaient autant de silhouettes de dragons.

C’était là un spectacle déroutant. Le premier moment de stupéfaction passé, Jim, fort de l’expérience personnelle qu’il avait de la condition de dragon, parvint à dominer son imagination qui s’emballait déjà tant il était abasourdi. Le nombre de ces dragons qui fonçaient vers eux à tire-d’aile ne pouvait excéder deux cents mais à première vue, on avait le sentiment qu’ils remplissaient le ciel, qu’ils étaient des milliers.

Quelques flèches s’élevèrent dans les airs mais ils étaient trop haut pour qu’elles les touchent. Leur ombre voilait maintenant le champ de bataille où tout combat avait soudain cessé alors que, quelques instants auparavant, on s’y étripait à cœur joie.

Jim laissa lentement échapper un soupir de soulagement. « Mieux vaut tard que jamais », se dit-il dans son for intérieur.

Les combattants prêtaient enfin l’oreille aux hérauts d’armes qui continuaient de parcourir le champ de bataille à présent obscurci. On remettait les épées au fourreau, les boucliers s’abaissaient. Il semblait que Français et Anglais ne formaient plus désormais qu’une seule et unique armée. Tous écoutaient l’annonce de la trêve que les messagers lançaient à tous les échos.

— Qu’est-ce qui amène tous ces dragons ? demanda le roi Jean d’une voix mal assurée. Pourquoi sont-ils là ?

Jim se tourna vers lui et le comte.

— Pour soutenir la cause anglaise, Majesté, expliqua-t-il sur un ton âpre. En ma qualité de chevalier dragon, j’avais conclu un accord avec eux. J’espérais qu’ils arriveraient un peu plus tôt mais l’essentiel est qu’ils soient là.

Le roi le regarda. Le comte fit de même. Ce fut Cumberland qui recouvra le premier ses esprits. Tournant le dos au monarque, il s’adressa directement à Jim :

— Peut-être désirez-vous, après tout, que nous discutions des conditions d’une reddition, messire ?

— Non ! répliqua laconiquement Jim.

La première réaction du comte fut de le prendre de haut, mais comprenant que la situation avait changé, il ravala sa hargne.

— Puis-je vous demander la raison de votre refus, messire chevalier dragon ? se borna-t-il à s’enquérir en s’efforçant de parler avec calme et politesse.

— Parce que cette journée est destinée à s’achever sur une trêve pour le bien et pour la plus grande gloire non seulement de l’Angleterre mais aussi de la France. Il vous faut me croire, Majesté, et vous aussi, Excellence. C’est ainsi que les choses doivent se conclure.

Le roi et le comte échangèrent un coup d’œil, puis leur regard revint à Jim. Ils demeurèrent muets l’un et l’autre. Ce qui n’avait rien de surprenant : l’échange n’avait plus de raison d’être.

41

Le voilier à bord duquel avaient embarqué Jim, Brian, Dafydd et Aragh, plus tous leurs hommes et leurs chevaux, était beaucoup plus grand que le bateau qui les avait amenés en France. Bien que, pour la Manche, la mer fût relativement calme, il roulait et tanguait, et nombreux étaient ceux qui, gens d’armes ou archers, n’avaient qu’une hâte : retrouver la terre ferme.

Mais les trois compagnons n’avaient nullement l’intention de retarder l’immersion de Giles. Comme il ne leur avait pas été possible de se faire accompagner d’un prêtre pour procéder à la cérémonie, Jim récita toutes les prières funéraires dont il se souvenait, comptant sur l’ignorance de ceux qui l’entouraient pour qu’ils ne s’aperçoivent pas de ses erreurs et de ses omissions.

Il ne pleuvait pas, bien que le ciel fut bas et bouché. Tous étaient rassemblés autour de la section démontée du bastingage par où le corps de sir Giles attaché à deux planches, revêtu de son armure et ceint de ses armes, s’enfoncerait dans les profondeurs des flots, son ultime lieu de repos.

Quand il eut terminé ses oraisons, Jim adressa un signe de tête à Tom Seiver et aux hommes d’armes désignés pour la funèbre corvée. Ils inclinèrent la civière de fortune supportant le défunt chevalier pour la faire glisser à l’eau. Tout le monde se détourna au dernier moment sauf Jim, Brian et Dafydd qui, au contraire, se penchèrent sur la rambarde pour voir une dernière fois leur compagnon.

Et bien leur en prit.

En effet, ce qui se passa aurait terrifié les autres mais les trois amis eurent, eux, l’impression d’être témoins d’un véritable miracle qui leur causa une joie inimaginable.

À peine le corps de sir Giles eut-il commencé à couler que l’armure dans laquelle il était enfermé éclata littéralement comme avait éclaté celle de Jim le jour où, se rendant chez Carolinus, il s’était subitement transformé en dragon. Mais cette fois, ce qu’elle libéra fut un phoque gris qui posa sur le trio un regard bien vivant avant de plonger définitivement dans les abîmes sous-marins.

— Vous saviez ce qui allait arriver, James ? demanda Brian à voix basse. Jim secoua la tête et sourit.

— Non, mais je n’en suis pas autrement surpris.

Il avait été inexplicablement déprimé depuis le soir où, après la bataille, il avait saisi le Département des Comptes des accusations dont Malvinne aurait à répondre. Jusque-là, il n’avait pas été absolument certain d’avoir, ce faisant, agi au mieux des intérêts des personnes concernées. Or, l’éclat du bref mais lumineux coup d’œil que lui avait décoché le phoque l’avait bizarrement réconforté.

Brian héla le patron :

— Holà, capitaine ! Nous en avons terminé. Cap sur l’Angleterre !

Une semaine et demie s’était à présent écoulée. Par cette belle et chaude journée d’août, les trois compagnons, leurs hommes d’armes montés et leurs archers suivaient le chemin qui serpentait à travers la forêt. Ils n’étaient plus guère qu’à un mile de leur destination finale, le château de Malencontri. À peine avaient-ils débarqué qu’Aragh leur avait tiré sa révérence : leur allure était trop lente à son goût.

Tout en chevauchant, Brian ne pensait qu’à une chose : sa tendre amie avait-elle prolongé sa visite et allait-il la retrouver à Malencontri ? Dafydd, lui, gardait le silence mais Jim le soupçonnait de caresser, lui aussi, l’espoir que sa femme serait également au château. Mais, sans doute pour se délivrer des questions obsédantes qui l’obnubilaient, le Gallois ne cessait de bavarder de choses et d’autres.

— Avez-vous remarqué, demandait-il présentement à Jim, que la disparition de Malvinne a presque coïncidé avec l’arrivée des dragons ? Vous auriez dû me dire plus tôt que Carolinus vous avait averti qu’au bout de vingt-quatre heures il ne pourrait plus vous protéger contre les agissements du sorcier français.

— C’était sans importance, répondit Jim presque distraitement. À ce moment, j’avais déjà soumis mes accusations à la connaissance du Département des Comptes.

— Vos accusations ? s’étonna Brian. Quelles accusations ?

Jim se rendit compte qu’il en avait trop dit. C’était une affaire interne qui concernait exclusivement le royaume des magiciens.

— C’est trop difficile à expliquer. Croyez-moi seulement sur parole : Malvinne ne pourra plus se servir de la magie pour nuire à qui que ce soit avant longtemps, très longtemps. Jamais plus, peut-être.

— Vous vous faites du souci ? demanda Dafydd.

— Un peu, avoua Jim.

Brian fut aussitôt en alerte.

— Du souci ? À quel propos, James ?

— Je ne pense pas qu’il le sache lui-même, fit l’archer, mais il y a encore une ombre qui plane. Et c’est là où se trouve Malvinne qu’elle est le plus sombre. Je ressens les mêmes affres, moi aussi, mais je ne peux pas plus l’expliquer que James.

— Dafydd a raison, renchérit Jim. Oui, il y a une ombre – et la raison de sa présence m’échappe. N’en parlons plus, Brian. Si j’arrive à comprendre si peu que ce soit ce dont il s’agit, je vous le dirai.

— Comme vous voudrez, James. Mais en cas de besoin… ne m’oubliez pas.

Jim ne put s’empêcher de lui sourire.

— En cas de besoin, vous serez la dernière personne que j’oublierais.

— Eh bien, laissons venir les ennuis si ennuis il doit y avoir. En ce bas monde, c’est aussi commun que la vermine. Et parfois impossible à éliminer. On ne peut qu’attendre et prendre ensuite les mesures qui s’imposent.

Bizarrement, cette philosophie aimablement fataliste eut un effet apaisant sur Jim. Toutefois, elle ne suffit pas à dissiper ce sombre nuage dont Dafydd, si sensible aux choses surnaturelles, avait également conscience. Dans cette lutte sourde, Jim n’avait-il rien oublié ?

Pour la centième fois et plus, il passa la situation en revue. Théoriquement, tout allait pour le mieux. Il avait réussi à exécuter les directives de Carolinus. L’Angleterre et la France avaient conclu à leur corps défendant une trêve, certes pas vraiment satisfaisante pour aucune des deux parties, mais que ni l’une ni l’autre n’avait de raisons valables de dénoncer. Discret additif à cet armistice, le roi Jean, libéré par ceux qui s’étaient assurés de sa personne, avait retrouvé son trône.

Et Jim avait récupéré son passeport.

Il lui avait été restitué par un Secoh positivement rayonnant accompagnant la horde des dragons qui survolaient le champ de bataille – et qui, lorsqu’il avait entamé sa descente, avait bien failli se faire transpercer de part en part par des volées de flèches. Si Jim et Dafydd ne s’étaient interposés et n’avaient ordonné aux trois archers du Gallois de cesser de tirer, il aurait été mort en touchant le sol.

La manœuvre d’intimidation d’Edouard menaçant de prendre le commandement des troupes anglaises avait fait son effet : la bataille s’était terminée sans vainqueur ni vaincu.

Il ne restait plus à Jim qu’à retourner au plus vite auprès des dragons de la falaise pour leur rendre le passeport et c’en serait fini.

Et pourtant, il éprouvait un sentiment de malaise diffus, la prémonition d’un danger. Mais il ne voyait vraiment pas quel danger il pourrait courir. Les hommes d’armes et les archers qui chevauchaient derrière lui constituaient une parfaite protection. Brian avait raison. Il était préférable d’attendre simplement que d’éventuels ennuis se profilent sans s’alarmer à l’avance.

— Il y a une chose que je voulais vous demander, dit Brian en s’adressant à Dafydd qui chevauchait près de Jim et sur son autre flanc. Je ne me considère nullement comme un bel homme. Vous, en revanche, Dafydd, exercez une séduction particulière sur toutes les femmes ou peu s’en faut. Cela n’a pas été sans me surprendre sur le moment. Aussi ai-je été étonné que Mélusine, faute de pouvoir jeter son dévolu sur Jim et le roi Jean, n’ait pas fondu sur vous alors que le beau sexe vous trouve si désirable.

— C’est là, répondit Dafydd, une opinion par trop flatteuse, encore que certaines dames ne sont pas sans éprouver quelque attirance pour moi… Mais, connaissant l’esprit médisant de beaucoup, j’ai voulu éviter qu’une situation scabreuse ne vienne ternir l’amour que je porte à mon oiseau d’or. Aussi, lorsque je me suis rendu compte de la propension qu’avait Mélusine à se jeter au cou des hommes, j’ai arraché une petite branche feuillue que j’ai glissée sous mon casque. Cela m’a-t-il rendu invisible ou non, je ne sais, mais il est certain que ses yeux ne se sont pas posés sur moi et qu’elle n’a…

De façon inattendue, Dafydd s’interrompit brusquement et, enlevant son cheval, fit un bond de plusieurs mètres en avant.

— Arrêtez ! cria-t-il en levant le bras.

À cet ordre venant d’un homme qui, d’ordinaire, n’en donnait jamais, la colonne stoppa. Le Gallois se pencha sur sa selle et, fouillant l’amas de broussailles qui bordaient le sentier, en sortit un objet.

C’était une flèche.

Tandis qu’il la contemplait, Jim et Brian le rejoignirent.

— Que vous arrive-t-il ? lui demanda ce dernier. Ce n’est jamais qu’une flèche perdue, sans doute lancée par quelque chasseur d’ours.

Dafydd le dévisagea. Ses traits étaient si défaits que Brian se raidit.

— Cette flèche appartient à mon oiseau d’or et si elle est là, ce ne peut être que parce que Danielle a voulu nous prévenir qu’elle est en difficulté.

— Comment la vue d’une simple flèche peut-elle vous amener à cette conclusion, Dafydd ?

— Je connais les flèches de mon oiseau d’or aussi bien que les miennes. Plus encore, si elle est là, c’est qu’elle est porteuse d’un message. Un message qui s’adresse à nous tous mais que je suis seul à pouvoir lire.

— Dafydd, vous êtes seul habilité à interpréter ce signe. Dites-nous en quoi il nous intéresse.

— En premier lieu, nous sommes ici exactement au point limite que Danielle pouvait atteindre en lançant une flèche du haut de la tour de Malencontri. Et c’est également à peu près la courbe du sentier la plus éloignée qu’il est possible de voir depuis cette tour. Vous remarquerez qu’il n’y a pas d’arbres élevés dans les environs immédiats. Danielle le connaît bien, ce chemin. Elle a visé ce point précis.

— En êtes-vous bien sûr ? demanda Jim. Comment pouvez-vous dire avec certitude qu’elle n’a pas perdu cette flèche lors d’une partie de chasse remontant à plusieurs semaines ?

— Elle était plantée toute droite dans la terre, ce qui signifie qu’elle a été tirée en visant très haut pour pouvoir franchir la plus grande distance possible. Elle n’est pas restée exposée aux intempéries plus d’un jour, deux tout au plus – sinon, je l’aurais remarqué. J’ajouterai que perdre ses flèches n’est pas dans les habitudes de mon oiseau d’or. En outre, comme tous les archers émérites, quand elle vise une cible, elle en inspecte aussi les aborda pour savoir où sa flèche risquerait de se ficher si elle la manquait et je ne me rappelle pas que cela lui soit jamais arrivé.

— Je vois ce que vous entendez par là, fit Jim. Cette flèche a été lancée d’un point élevé. Bon. Mais comment savez-vous que c’était du château ?

— Pourquoi aurait-elle décoché ce trait au hasard ? Le château est le seul endroit d’où cette flèche a pu vraisemblablement venir. Et si elle a été tirée, c’est pour que nous la trouvions sur notre route. Il n’y a aucun doute. Il s’agit d’un message et d’un avertissement.

— Mais vous auriez tout aussi bien pu ne pas la remarquer, répliqua Brian. Pour ma part, je ne l’avais même pas vue avant que vous l’ayez sortie de ces broussailles.

— Moi ? Passer à côté d’une flèche envoyée par ma bien-aimée sans la voir ? Allons donc ! Mais assez ergoté. Faites-moi confiance.

— Et quelle serait la teneur de ce message ? demanda Brian.

— Il est probable que Danielle et probablement tous ceux qui sont avec elle dans le château y sont séquestrés. Prisonniers de nos ennemis. Mon oiseau d’or a eu recours à ce moyen pour nous avertir qu’une embuscade est tendue à notre intention.

— Mais nous ne nous connaissons pas d’ennemis. À part la bande de maraudeurs que nous avons mise en déroute avant notre départ pour la France, tous nos voisins sont de fidèles amis.

— Réfléchissez encore. (Dafydd avait toujours les yeux fixés sur la flèche.) Ceux qui les retiennent portent quatre bandes noires comme marque distinctive.

— Comment pouvez-vous le savoir ? s’enquit Brian.

— Grâce à un trait tracé à l’encre noire à la base de quatre des plumes de l’empennage. Qui, à notre connaissance, arbore quatre bandes noires ?

— Malvinne, répondit automatiquement Jim. Mais ce n’est pas croyable ! Malvinne ici ? Et arrivé assez tôt pour s’emparer de mon château et nous tendre un piège ?

— Comment peux-tu poser une question aussi stupide, James ? grogna une voix.

Et Aragh surgit soudain à côté d’eux.

— Aragh ! s’exclama Jim. Depuis combien de temps es-tu là ? Ce que prétend Dafydd est-il vrai ?

— Ce ne saurait l’être davantage, rétorqua le loup, et si vous ne vous attendiez pas à quelque chose de ce genre, James, j’ai encore moins de respect pour votre intelligence. Malvinne est peut-être dépossédé de ses pouvoirs magiques comme vous nous l’avez dit, mais n’avez-vous pas remarqué qu’après la bataille il est parti avant tout le monde ? Avant le crépuscule ? Une nuit et une matinée avant notre départ à nous ?

— C’est vrai, convint Jim sur un ton lugubre. Tu as raison, Aragh. J’aurais dû y penser.

— Il a de toute évidence rejoint la côte en galopant comme un forcené, s’arrangeant pour rassembler en cours de route de l’argent et des hommes à lui pour s’embarquer en nous devançant de justesse. Il a ainsi pu arriver à Malencontri largement avant nous et investir le château qui n’était gardé que par une poignée d’hommes. Depuis, il nous attend. Et il a eu tout le temps nécessaire pour monter une embuscade où vous seriez tombés la tête la première. Vous n’avez pas songé à cette éventualité, James ?

— Non, répondit Jim, partagé entre le dépit et la fureur, j’avoue à ma grande honte que cela ne m’était pas venu à l’esprit. J’ai seulement eu le vague pressentiment d’un danger qui nous menaçait mais sans être capable de le définir.

— De combien d’hommes dispose-t-il, Aragh ? demanda Brian, faisant preuve de son sens pratique. Et quelle est la nature de leur armement ?

— Quatre-vingts cavaliers répartis en deux groupes sont postés hors de vue derrière le château. Tous revêtus d’armures et puissamment armés contrairement à vous autres. Dès que vous sortirez des bois, les guetteurs sur les remparts leur donneront le signal. Alors, ils sauteront en selle et s’élanceront à la charge depuis chacune des deux ailes du château.

— Combien ont-ils d’archers ? voulut savoir Dafydd.

— J’en ai dénombré dix-huit. Comptons large et disons qu’il y en a entre vingt et vingt-cinq.

Après avoir réfléchi un instant, Dafydd se tourna vers la colonne immobile.

— Qui parmi vous connaît chaque maison dans un rayon de vingt miles ? demanda-t-il de toute la force de ses poumons.

Plusieurs voix s’élevèrent mais seul un des hommes d’armes s’avança. Des mèches grises sortaient de son casque et grise était aussi la barbe hirsute dont se hérissait son menton.

— C’est ici que j’ai grandi, se borna-t-il à dire au Gallois.

— Nous avons besoin d’un guide. (Avisant Clym Tyler, Will o’the Howe et Wat of Easdale qui se tenaient un peu plus loin, Dafydd fit signe à ce dernier d’approcher.) Combien d’archers avons-nous à présent ?

— Six. (Le visage de Wat était totalement dénué d’expression.) En vous comptant.

— Toi, comment t’appelles-tu ? demanda Dafydd à l’homme d’armes grisonnant.

— Rob Aleward.

— Rob Aleward sera votre guide, Wat. Vous allez fouiller tout le voisinage en commençant par les maisons les plus proches et vous ramènerez tous les hommes qui ont déjà eu l’occasion d’avoir un arc long entre les mains. Qu’ils se disent habiles tireurs ou tireurs maladroits est sans importance. De plein gré ou non, ils seront tous requis de se mettre au service de lord James. Je peux compter sur toi pour mener cette tâche à bien, Wat ?

— Vous pouvez. (Wat se tourna vers Aleward.) Conduis-moi chez le manieur d’arc le plus proche. Les deux hommes s’en furent.

— Je ne peux pas faire davantage, dit alors Dafydd à Jim et à Brian. Pour le reste, seigneurs chevaliers, ce sera à vous de prendre les choses en main.

Jim se tourna vers Brian.

— Dans une situation comme celle-ci, vous avez plus d’expérience que je n’en aurai sans doute jamais, ami. Quelle stratégie suggérez-vous d’adopter ?

42

Brian plissa le front sous l’effort de la réflexion.

— Ce que nous devons surtout nous garder de faire, dit-il finalement, c’est de se précipiter pour qu’ils nous attrapent comme un poisson gobe une mouche. Ils possèdent un avantage sur nous : la supériorité du nombre. Pour que la partie soit égale, il faudrait que ce soit eux qui tombent dans un piège que nous leur tendrions et non pas le contraire. Voilà la seule réponse que je puisse vous faire : les attirer dans un traquenard. Mais je veux bien être damné si je sais comment nous pourrons nous y prendre. Cela va être à vous, James, de trouver un moyen.

Il a raison, se dit Jim. Il ne s’agissait pas, en l’occurrence, d’un problème militaire offrant une solution toute prête et bien ficelée que Brian aurait sortie de sa poche comme un paquet-cadeau.

— Eh bien, examinons la situation de près. Quatre-vingts personnes font le pied de grue toute la journée derrière le château, attendant l’ordre d’enfourcher leurs chevaux et de se lancer à l’attaque. Mais si l’on y réfléchit, ils ne peuvent pas rester là toute la nuit. Ils doivent débarquer le matin et rentrer le soir. Alors, quand sont-ils le plus vulnérables ? Quand ils viennent de se réveiller ? Ou dans l’après-midi lorsqu’ils sont à bout de forces après avoir tourné en rond tout le jour, cuisant à petit feu dans leur armure ?

— Plutôt en fin de journée, à mon avis, dit Brian. Au petit jour, on peut se sentir ankylosé et avoir froid mais on se réchauffe vite quand on doit passer à l’action. En revanche, plus tard – après le repas, notamment –, ils doivent être fatigués de toute cette inactivité. On peut même supposer qu’ils se chamailleront pour des broutilles et qu’une foule de choses insignifiantes leur auront mis les nerfs à fleur de peau, de sorte qu’ils ne seront pas dans les conditions voulues pour sauter fougueusement à cheval d’un instant à l’autre et se battre d’un même cœur. S’il se produit à ce moment un événement aussi fâcheux qu’inattendu qui les démoralise et leur fait perdre la tête, ils nageront en pleine confusion et nous aurons alors toutes les chances de les écraser.

— Voilà qui est parfaitement raisonné, Brian. Il nous faudra non seulement fondre sur eux lorsqu’ils s’y attendront le moins mais aussi imaginer quelque chose qui les prendra par surprise et les désorganiser complètement.

Jim se représenta la clairière qui s’étendait derrière le château. Un espace que l’on avait simplement défriché en abattant les arbres et où l’on avait laissé l’herbe reprendre ses droits. À cette période de l’année, le sol devait être dur. Abstraction faite de quelques souches qui pouvaient encore pointer çà et là, c’était un bon terrain pour des cavaliers chargeant un ennemi stationnaire.

— Mais une autre question se pose, reprit Jim, réfléchissant tout haut. Pourquoi Malvinne s’est-il lancé dans cette entreprise ?

— Pour se venger de vous, James. À quel autre motif voudriez-vous qu’il obéisse ?

— Oui, c’est une raison suffisante, je suppose. C’est à moi qu’il doit d’avoir perdu tout ce qu’il possédait ; j’ai contribué à faire échouer le plan minutieusement préparé qu’il méditait, sans compter que c’est à cause de moi qu’il s’est vu forcé de tromper les espoirs que les Noires Puissances avaient fondés sur lui. Cependant, il ne me semble pas que se venger soit un but suffisant pour quelqu’un comme Malvinne. Qu’il cherche à prendre sa revanche, j’en conviens, mais il veut certainement que celle-ci lui permette aussi de retrouver ses droits et la position qu’il occupait naguère.

— Evidemment, s’il vous capturait vivant, il pourrait vous ramener en France et exiger une rançon en échange de votre libération. Ou même vous faire condamner pour je ne sais quel crime contre les lois françaises que vous seriez censé avoir commis, un acte qui déconsidérerait tant aux yeux des Français qu’à ceux des Anglais l’homme qui a mis fin à la bataille en obligeant les adversaires à conclure une trêve. Et peut-être espère-t-il également se réconcilier avec le roi Jean.

— Oui, fit pensivement Jim, son objectif doit être, non pas de me tuer mais de me neutraliser. Vous et Dafydd aussi probablement. Les accusations que j’ai portées contre lui devant le Département des Comptes paraîtront moins solides, venant de quelqu’un qui est l’otage de celui-là même qu’il a incriminé. Mais venons-en à autre chose. À ces chevaliers – s’ils ont droit à ce titre – dont vous disiez qu’ils perdront la tête si quelque chose d’inattendu se produit. Ils sont équipés pour se battre à cheval, et vous pouvez être sûr qu’ils sont plus lourdement armés et mieux protégés que nos hommes. Mais supposez qu’ils soient obligés de combattre à pied alors que nos gens ont encore leurs chevaux et leurs javelines ? Pensez-vous que, dans ce cas de figure, les nôtres auraient une chance contre eux ?

Une lueur machiavélique s’alluma dans les yeux de Brian.

— C’est hors de doute, James. À pied, les soudards de Malvinne seraient empêtrés dans leurs propres armures alors que nos cavaliers, revêtus d’une simple cotte de mailles, pourraient en les chargeant à la lance avoir raison d’eux sans grande difficulté. Mais comment entendez-vous priver de leurs chevaux les sbires aux ordres de Malvinne ?

— Il vient de me venir une idée. N’importe comment, il n’est pas question de continuer notre route jusqu’à Malencontri pour aujourd’hui, n’est-ce pas ? Si nous nous dissimulons dans le sous-bois un peu en deçà de l’orée de la forêt, nous serons en mesure de les observer à loisir quand ils rentreront ce soir au château. Nous saurons alors exactement combien ils sont et nous pourrons par la même occasion nous faire une idée du genre d’adversaires que nous avons en face de nous. D’ici là, Wat fouillera les environs pour tenter de rassembler des archers et tous ceux qui seront susceptibles de se battre à nos côtés. Je ne sais s’il parviendra à en trouver ou non…

— Ne vous inquiétez pas, dit Brian. Vous êtes un maître apprécié de tous ceux qui sont à votre service, domestiques et vilains. Je ne crois pas trop m’aventurer en disant que nous aurons au moins une cinquantaine de volontaires de tout âge et de tout acabit. Combien d’entre eux seront utilisables, c’est une autre affaire. Mais avez-vous encore des idées en tête, James ?

— Oui. Voyons ce que vous pensez du plan que j’ai imaginé. Nous resterons cachés dans les bois jusqu’a soir. Quand il fera nuit, et avec l’aide des gens du pays qui connaissent bien la forêt, nous déploierons nos hommes en demi-cercle derrière le château afin qu’ils puissent se ruer tous ensemble, surgissant de toutes les directions, sur les reîtres de Malvinne. Dans l’intervalle, nous essaierons de repérer la manière dont ils parquent leurs chevaux pendant la journée. Peut-être y aura-t-il un moyen de donner du mou à leurs longes sans qu’il y paraisse.

— Excellente idée !

— Demain, il faudra imaginer quelque chose pour effrayer les bêtes afin qu’elles rompent leurs liens. Quand elles se seront détachées, nous tâcherons de les entraîner dans les bois ou, au moins, à bonne distance des hommes de Malvinne. Alors, il ne nous restera qu’à charger ce qui ne sera plus que de la piétaille.

— C’est là un plan remarquable, James ! Tout à fait remarquable. Mais que prévoyez-vous pour que ces chevaux prennent le large ? Vous songez peut-être à vous changer en dragon et à fondre sur eux pour les paniquer ?

— Cela ne me sera malheureusement pas possible. Je suis comme Malvinne un magicien privé de ses pouvoirs spécifiques. Je n’étais qu’un petit apprenti de classe D auquel le Département des Comptes n’avait accordé qu’un crédit réduit. Or, ce peu de crédit dont je disposais, je l’ai entièrement dépensé en France.

Brian dévisagea Jim en écarquillant les yeux.

— Mais les sortilèges dont vous vous êtes servi dans le château de Malvinne… l’invisibilité…

— C’est grâce à Carolinus que j’ai pu opérer. Il m’avait autorisé à tirer sur son crédit magie personnel. Dorénavant, n’ayant plus rien à mon compte, je ne peux plus me transformer en dragon. J’en suis réduit à mes seules forces humaines à l’instar de n’importe lequel d’entre vous.

— Voilà qui complique diablement nos affaires ! Pour le moment, je suis bien incapable d’imaginer un moyen pour que les chevaux se sauvent.

— Tous ont peur du feu, particulièrement quand ils sont à l’attache et ne peuvent pas prendre la fuite. Supposez que quelques-uns de nos garçons sortent brusquement de la forêt au galop en traînant derrière eux des fagots de brindilles enflammées. S’ils vont assez vite, les gens de Malvinne n’auront pas le temps de les arrêter. Les chevaux seront terrorisés et les fagots auront toutes les chances de mettre le feu à la clairière. En cette saison, l’herbe est haute et sèche. Non seulement les bêtes seront terrifiées mais les cavaliers eux-mêmes risquent de paniquer.

— Par saint Dunstan, ils auraient alors comme qui dirait les mains liées lorsque nous passerons à l’attaque ! (Brian leva une seconde les yeux pour regarder le soleil.) Il nous reste encore au moins trois heures de jour. Le mieux serait d’attendre ici que nos soudards regagnent le château pour la nuit. Nous saurons alors combien ils sont au juste et de quoi ils ont l’air.

— Moi, dit Dafydd, je vais avoir du pain sur la planche. Il va falloir que je m’occupe de nos archers et de ceux que Wat ramènera avec lui.

À peine le Gallois avait-il fini de parler que la première vague des paysans que Wat avait enrôlés commença à déferler. Et ce n’était qu’un début. Ils se pressaient en si grand nombre que Jim n’en revenait pas. Une fois de plus, les circonstances le confrontaient à un aspect de ce monde qu’il avait méconnu jusqu’à présent.

Les chevaliers aimaient combattre et les hommes d’armes, tout comme les archers, n’étaient pas en reste sur ce chapitre, cela, Jim le savait. Une fois lancés, il n’était pas facile de les arrêter. Mais il ne s’était pas attendu que laboureurs et bûcherons, bref, tous les manants attachés au domaine de Malencontri et dont il était le seigneur et maître manifestent autant d’enthousiasme à la perspective de ce qui risquait fort d’être une bataille meurtrière.

Ils ne cessaient d’arriver, jeunes et vieux, gamins qui n’avaient pas plus de huit ou neuf ans et vieillards chenus au dos voûté. Ils avaient des couteaux passés à la ceinture, des faux, des pioches, des haches, voire, faute de mieux, de vulgaires gourdins à la main.

La plupart d’entre eux ne seraient pas d’une grande utilité face à des guerriers en armures expérimentés, même contraints de se battre à pied. Néanmoins, l’ardeur dont faisaient preuve ces simples gens touchait et réchauffait curieusement le cœur de Jim.

Volontaires, hommes d’armes et archers se déployèrent dans le sous-bois, suffisamment loin du château pour demeurer invisibles. Le soleil fut bientôt au terme de sa course et juste au moment où il se coucha, les cavaliers de Malvinne surgirent de part et d’autre de l’édifice, franchirent le pont-levis et s’engouffrèrent par le portail.

— Quatre-vingts hommes, fit Brian quand le dernier eut disparu dans la cour du château. Le chiffre est exact.

— Je ne vous l’ai pas dit, peut-être ? grogna Aragh.

— Bien sûr que si, vous nous l’avez dit, messire Loup. Ce n’était nullement manque de confiance de ma part mais il fallait que je les voie par moi-même, moins pour les compter que pour constater comment ils sont équipés, comment ils sont armés et se tiennent en selle. Ce n’est pas un ramassis de loqueteux, James. Tous sont des vétérans qui savent monter. Et le moment venu, ils feront le meilleur usage de leurs armes.

— J’avais peu d’espoir qu’il en aille différemment, déclara Jim d’une voix morne.

— Et moi pas davantage. Mais si la médaille a son revers, elle a aussi un bon côté. N’avez-vous pas remarqué qui ils n’ont pas l’air d’être particulièrement animés par l’esprit de camaraderie ? Ou ce n’est pas l’amitié qui les étouffe ; ou, comme je vous l’ai suggéré, l’obligation de passer la journée à attendre passivement les a épuisés à tel point qu’il leur faut quelques ripailles pour pouvoir enfin se dérider. (Le pont-levis fut relevé et Brian enchaîna :) Maintenant, il faut profiter du crépuscule pour aller derrière le château examiner de près le terrain.

Aussitôt dit ; aussitôt fait : ils prirent la direction de la clairière. Non seulement elle était dans l’ombre du château mais la façade postérieure de celui-ci était une massive muraille d’un seul tenant et ce n’était que du haut des créneaux que l’on pouvait surveiller la prairie.

Jim, Brian et Dafydd se dépouillèrent de leurs cottes de mailles et abandonnèrent leurs armes pour ressembler le plus possible à de simples manants, après quoi ils entreprirent d’examiner soigneusement la clairière. Si on les apercevait du château, leur présence ne surprendrait personne : il était courant pour les plus miséreux des vilains de ratisser l’endroit où des hommes de condition supérieure avaient passé la journée dans l’espoir de récupérer des objets abandonnés de quelque valeur ou pouvant avoir quelque utilité.

Quand Brian émit un sifflement assourdi pour attirer son attention, Jim se retourna et rejoignit son compagnon qui lui faisait signe d’approcher.

— Regardez, lui dit dans un murmure Brian penché au-dessus de l’herbe piétinée. Ils attachent simplement leurs chevaux à des piquets plantés dans le sol. Il devrait être possible de gratter un peu la terre pour les dénuder en partie. On pourrait ensuite les entailler à moitié et reboucher le trou. Ils résisteraient alors à une traction normale mais casseraient net si les chevaux paniquaient. Attendons qu’il fasse tout à fait noir. Nous aurons toute la nuit pour effectuer le travail.

Une demi-heure plus tard, Jim, Brian, Dafydd et une bonne quinzaine de leurs recrues, silhouettes à peine visibles, se mettaient à l’ouvrage, le couteau à la main.

Ils en avaient fini et avaient regagné les bois avant que la lune se soit levée.

Les archers et les hommes d’armes passèrent la nuit chez l’habitant. Brian, Jim et Dafydd, quant à eux, préférèrent bivouaquer devant un feu de camp qu’on alluma assez loin pour que sa lueur soit cachée par les arbres.

Ce fut une soirée chargée. Il fallait préparer les margotins que l’on enflammerait le lendemain. Dafydd avait aussi des instructions précises à fournir à ses hommes. Il avait sélectionné une douzaine d’archers acceptables sur les trente ou quarante qui s’étaient portés candidata. Les heureux élus auraient essentiellement pour tâche d’empêcher les archers ou les arbalétriers postés en haut du parapet d’arroser de leurs flèches les assaillants quand l’assaut serait donné. Ils pourraient au moins inciter les tireurs à garder la tête baissée.

Il devait être aux environs de 10 heures selon les estimations de Jim quand tout le monde se dispersa. Du feu de camp, il ne restait plus guère qu’un lit de braises. À peine s’étaient-ils enroulés dans leurs couvertures de cheval que Dafydd et Brian s’endormirent du sommeil du juste, à croire que demain devait être une journée comme les autres – un don que Jim leur enviait depuis longtemps. Pour sa part, il se tourna et se retourna un bon moment en s’efforçant de penser le moins possible au coup de main qu’ils allaient tenter et aux conditions dans lesquelles se trouvait Angie, prisonnière dans sa propre demeure. Enfin, s’accrochant à l’idée qu’il serait contraire aux intérêts de Malvinne de maltraiter ses trois captives tant qu’il ne serait pas assuré de les tenir, lui, Jim, et ses amis, dans ses griffes, il sombra à son tour dans le sommeil.

Il se réveilla aux premières lueurs de l’aube en même temps que les autres. Ils avaient à peine rallumé leur feu pour se réchauffer que plusieurs serfs vinrent leur apporter à manger. Une fois restaurés, les trois compagnons placèrent quelques flacons de bière de fabrication maison et des vivres dans leurs trousses de selle, après quoi ils entreprirent de positionner leurs forces. Il était impératif, insista Brian, que ces préparatifs soient terminés avant que les cavaliers de Malvinne sortent du château afin qu’aucun bruit, aucun mouvement suspect n’attire leur attention.

Bientôt, les hommes de la garnison franchirent le portail. Arrivés dans la clairière, ils mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux aux piquets et commencèrent à jouer à des jeux divers et variés, allant des dés à des sortes de rudimentaires parties d’échecs.

Le plus dur était devant eux.

Ainsi que Brian l’avait souligné la veille, il allait falloir surveiller les gens de Malvinne qui se prépa raient à une nouvelle et épuisante journée de vaine attente. Et, cette fois, l’attente serait presque aussi pénible pour Jim et ses amis, cachés dans la forêt.

Presque mais pas tout à fait. D’abord, ils étaient à l’abri du soleil et bénéficiaient d’une relative liberté de mouvement alors que, dans la clairière, les cavaliers de Malvinne, suant sang et eau dans leurs lourdes armures, maudissaient la chaleur à grand renfort de jurons et essayaient de trouver de rares et maigres coins d’ombre.

À midi, les domestiques vinrent leur apporter leur déjeuner sur lequel ils se jetèrent voracement. Quand ils furent rassasiés, ils s’affalèrent paresseusement dans l’herbe, le ventre trop rempli, même, pour se remettre aux petits jeux qui les aidaient à tuer le temps. Alors, Brian – que tous, à commencer par Jim, acceptaient tout naturellement comme chef des opérations – fit passer le mot à la ronde : que tout le monde se tienne prêt. L’action allait s’engager.

43

Repus, les hommes en armures somnolaient dans la clairière qui ne leur offrait plus le moindre coin d’ombre. Un rauque appel de faisan retentit soudain, venant de la forêt à droite du château. Un autre lui répondit presque aussitôt, celui-là, à l’ouest.

Tout à coup, trois cavaliers surgirent au galop de chacune des cornes du bois. Ils trainaient derrière eux un fagot de brindilles enflammées et se ruèrent vers les montures à l’attache.

Surpris au milieu de leur sieste, les hommes de Malvinne commencèrent à se lever dans une bousculade maladroite. Le temps qu’ils reprennent leurs esprits, les six cavaliers leur étaient déjà passés sous le nez et les margotins qu’ils tiraient avaient mis le feu à l’herbe sèche. Poussant des hennissements de terreur, les chevaux parqués brisèrent les piquets auxquels étaient fixées leurs longes et détalèrent dans toutes les directions.

Dans l’intervalle, les six cavaliers, qui avaient pris soin de trancher la corde retenant leurs fagote embrasés, avaient rejoint l’asile des bois où ils avaient disparu. Il n’y avait plus un cheval en vue. Si elle n’était pas assez épaisse pour obscurcir la clairière, la fumée irritait les yeux des guerriers qui pleuraient à chaudes larmes. Tandis que la troupe essayait de mettre un semblant d’ordre dans ses rangs, un assourdissant martèlement de sabots retentit : de nouveaux cavaliers émergeaient des bois ventre à terre.

Mais il ne s’agissait plus de simples gueux comme les six qui les avaient précédés : c’étaient des hommes d’armes en cottes de mailles qui chargeaient à la lance. Il ne fallut que quelques minutes pour que les deux tiers des guerriers démontés de Malvinne en pleine débandade se retrouvent couchés à terre et sommés de se rendre, le fer d’une lance devant le viseur de leur heaume.

Ceux qui demeuraient encore debout – à peine quinze ou vingt – s’étaient regroupés en formation de hérisson, boucliers levés et armes tirées. Mais que faire contre un adversaire chargeant à la lance ? En un rien de temps le dispositif fut réduit en pièces. Démoralisés, les reîtres n’étaient plus en état d’opposer une résistance effective. Les arbalétriers postés sur les remparts avaient commencé à tirer et les archers de Dafydd ripostaient. Mais ce duel ne dura guère. Bientôt, les défenseurs furent hors de combat grâce à l’art consommé du Gallois et de ses trois fidèles plus qu’à l’adresse de ses recrues de la veille qui, pour la plupart, n’avaient jamais chassé une proie beaucoup plus grosse qu’un lapin – et le combat cessa faute de combattants : ceux qui, derrière les créneaux, n’étaient pas blessés ou n’avaient pas été tués n’avaient plus le cœur à décocher la moindre flèche.

— Qui commande ici ? demanda Brian d’une voix tonnante en balayant la prairie du regard.

L’un des gisants se remit péniblement sur ses pieds.

— Moi, Charles Bracy du Mont, coassa-t-il.

— Vous rendez-vous, vous et tous vos hommes, ou allons-nous devoir vous trancher la gorge ?

Ce n’était pas une menace en l’air. Les manants et les vilains qui étaient accourus pour prêter main-forte à Jim – plus d’une centaine en tout – étaient maintenant sortis du bois. Et tous étreignaient leur couteau et leurs yeux flamboyaient.

— Je… je me rends, répondit Bracy du Mont.

— Et vos hommes ?

Cette fois, c’était Jim qui avait parlé, et son ton était rude.

— Ils capitulent.

— Qu’on les désarme et qu’on leur attache les mains dans le dos ! ordonna Brian.

Bracy du Mont redressa vivement la tête.

— Comment ? Nous ligoter ? J’ai rang de chevalier comme la plupart d’entre nous ! Nous vous donnons notre parole.

— Des chevaliers qui combattent au service des Noires Puissances n’ont pas de parole. Qu’on les entrave tous !

— Et maintenant ? demanda Jim à son compagnon quand tous les prisonniers en état de marcher eurent été troussés comme volaille.

— Maintenant ? Nous allons amener tout ce joli monde jusqu’à la poterne, répondit Brian sur un ton farouche. J’ai daris l’idée que c’étaient ceux-là qui constituaient le gros des forces de Malvinne ; d’autre part les archers de Dafydd ont réglé leur compte aux tireurs des remparts. Il ne nous reste plus qu’à voir si Malvinne aura assez de sagesse pour nous faire sa reddition et…

Brian fut interrompu par un événement inattendu : l’arrivée impromptue de Secoh qui, tombant du ciel, se posa soudain à quelques pas de Jim.

— James ! s’écria-t-il avec allégresse. Quelle joie de vous retrouver ! Je viens vous souhaiter officiellement la bienvenue au nom des dragons des marécages qui saluent votre retour.

— Eh bien… tu les remercieras de ma part, dit Jim qui commençait tout juste à se remettre de sa surprise.

— Par ailleurs, reprit Secoh, les dragons de la falaise voudraient bien savoir pourquoi vous ne leur avez pas encore rendu le passeport alors qu’il y a plus de vingt heures que vous êtes de retour.

— Ils sont fous ou quoi, dragon ? s’exclama Brian d’une voix tonitruante. Nous étions trop occupés pour penser à ces histoires de passeport !

— C’est exactement ce que je leur ai dit. Mais vous les connaissez. Chacun a donné le plus précieux de ses joyaux et… Si vous me confiiez le passeport, James, je pourrais aller le leur remettre sans délai.

— Jamais de la vie !

La fureur paraissait s’emparer de Brian mais Jim posa la main sur son bras.

— Je crois que ce serait le mieux, Brian. Cela ne prendra que quelques minutes. Mais j’aurai besoin d’être seul. Ce que je dois faire ressortit à la magie, vous comprenez ? Je reviens dans un petit moment.

Sur quoi, Jim alla s’isoler avec Secoh dans le bois. En fait, il se demandait après la conversation qu’il avait eue avec Carolinus en France – conversation au cours de laquelle le vieux mage lui avait appris qu’il tirait sur son propre compte – s’il serait encore capable de réduire le volume du passeport à celui d’une pastille pour pouvoir l’avaler.

Après avoir réfléchi quelques instants pour se remémorer la procédure exacte, il recracha sans difficulté l’espèce de pilule qui constituait le fameux passeport. Celle-ci se mit alors à grossir et redevint le sac rempli de bijoux qui lui avait été originellement remis. Il le tendit à Secoh qui l’accepta avec gratitude et conclut qu’il avait toujours accès au crédit magie de Carolinus.

— Je vais le rapporter immédiatement à la falaise, fit le dragon. Euh ! Juste un instant. Ma contribution personnelle, n’est-ce pas ?

Secoh dénoua le sac et y plongea sa patte. Quand il l’en ressortit après avoir farfouillé à l’intérieur, il serrait une perle – sa perle – entre ses griffes. Il la fourra dans sa gueule, renoua le sac et déploya ses ailes.

— À très bientôt, James ! dit-il en prenant son essor.

Il ne tarda pas à trouver un courant ascendant et s’éloigna en vol plané en direction de la falaise.

Jim rejoignit Brian.

— Eh bien, si vous n’avez plus rien d’autre à faire, dit celui-ci sur un ton qui manquait quelque peu d’amabilité, nous pouvons peut-être conduire nos prisonniers jusqu’à la poterne ?

— Absolument ! s’empressa de répondre Jim.

On se mit en marche pour contourner le château, Jim, Brian et Dafydd en tête, la place qui leur revenait de droit, précédant les vétérans, hommes d’armes et archers ; puis sur quatre rangs, la colonne des prisonniers que suivait en désordre la cohue des volontaires, le couteau à la main – juste pour le cas où…

Devant le pont-levis baissé se tenaient Malvinne et un personnage revêtu d’une armure, l’écu au bras et la masse d’armes au poing. Son heaume dissimulait ses traits. Derrière eux était massé le comité d’accueil : une troupe d’hommes équipés et armés comme ceux qui s’étaient rendus. Ils se pressaient jusque dans la cour intérieure.

— James, chuchota Brian sans quitter des yeux Malvinne à qui il faisait maintenant face, je crains que ce ne soit à vous, à présent, de prendre le commandement et d’engager la conversation.

— C’était bien mon intention, répondit âprement Jim sans même se donner la peine de baisser la voix.

Il pensait à Angie et aux autres prisonniers de Malvinne. Il mit pied à terre et s’avança. Brian et Dafydd l’imitèrent.

— Et quelles sont vos intentions, James ? lui demanda Malvinne quand il s’immobilisa à deux pas de lui.

— De vous voir quitter mon château immédiatement et sans délai.

— Votre château ? Je crois savoir, si je suis bien informé, que vous ne l’habitez pas depuis très longtemps.

— Il n’empêche qu’il est à moi. Il m’a été octroyé par le roi Edouard.

— Et si je vous disais qu’un autre parchemin vous en retirant la jouissance attend présentement à Londres qu’il y appose sa signature ? Dans certaines circonstances, le roi Edouard est prêt à signer à peu près n’importe quel document, juste pour qu’on le laisse en paix.

— Pourquoi voudriez-vous que je vous croie ? rétorqua Jim. Et même si c’était le cas, en quoi cela changerait-il la situation ? Vous occupez mon château et vous allez déguerpir. Et si vous y avez commis des déprédations ou si vous avez maltraité les personnes qui s’y trouvent, je vous ferai rendre gorge.

— Peut-être pensez-vous qu’il y aura sous peu une confrontation entre nous deux à la demande du Département des Comptes ? Vous seriez bien avisé de considérer que les charges contre moi manqueront de poids dès lors qu’elles auront été formulées par quelqu’un qui est mon prisonnier.

— Je ne suis pas votre prisonnier.

— Oh ! Mais cela ne va pas tarder ! Emanant d’un jeune magicien novice dans une situation critique, ces accusations apparaîtront comme une manœuvre. On supposera que vous calomniez un éminent maître en l’art pour détourner l’attention de votre personne.

— Je doute fort que ce soit là la façon de raisonner du Département des Comptes. Néanmoins, je le répète, je ne suis pas votre prisonnier.

— Et moi, je le répète, je crois que vous allez l’être sous peu. (La voix de Malvinne se fit solennelle.) Devant toutes les personnes ici rassemblées, je vous accuse d’avoir présenté des charges mensongères et propagé des contre-vérités à mon encontre en de nombreuses autres occasions.

Jim saisit à demi-mot le jeu de Malvinne : c’était ni plus ni moins une provocation lancée par un chevalier à un autre chevalier.

— Dois-je comprendre que c’est là un défi que vous m’adressez ? lui demanda-t-il.

— Certes. Enfin pas à proprement parler, vu notre différence d’âge. Mais étant magicien, j’appartiens à une classe qui me donne le privilège de choisir un champion pour combattre en mes lieu et place. Et mon champion est ici présent. (Malvinne se tourna vers le personnage en armure qui se tenait, debout et silencieux, près de lui.) N’êtes-vous pas à mon côté, mon champion ?

L’interpellé releva lentement la visière de son heaume et Jim écarquilla les yeux.

Ce visage carré et osseux, il ne l’avait vu qu’une seule fois et plus d’un an auparavant près de la Tour Répugnante mais il n’était pas près de l’oublier. C’était celui de sir Hugh de Bois de Malencontri aux archers duquel il n’avait alors échappé que de justesse et qu’il croyait toujours en fuite, terré quelque part sur le continent.

— Je suis à vos côtés et je suis votre champion. (L’ancien baron eut un sourire à faire froid dans le dos.) Et je ne suis pas un simulacre pétri avec de la neige comme vous le pensez peut-être, sir James. C’est moi et bien moi qui suis là, devant ce château qui était mon bien et le redeviendra quand le roi aura mis son sceau au bas de ce parchemin après qu’il aura été démontré que vous êtes le prisonnier de Malvinne. Car nous allons nous affronter en combat singulier. Le jugement de Dieu apportera la preuve que le chevalier que vous prétendez être est en réalité un imposteur et un couard qui n’a pas plus droit à ses éperons qu’à ce domaine et à ce château.

Tout en parlant, sir Hugh avait retiré un de ses gantelets et, en prononçant le dernier mot de sa diatribe, il le lança à la figure de Jim. Ce fut comme un coup porté par une arme : du sang jaillit de son nez et de sa lèvre entaillée. Il crut même que l’impact lui avait déchaussé une dent.

Le gantelet était maintenant retombé à ses pieds. Mais avant qu’il ait pu le ramasser, Brian avait empoigné Jim par le bras et l’avait obligé à reculer de quelques pas pour qu’il soit hors de portée d’oreille de Malvinne et de sir Hugh.

— James ! Ecoutez-moi, James ! Vous ne pouvez pas vous battre en duel avec lui ! Vous m’entendez ? Vous ne le pouvez pas. Vous êtes, vous aussi, magicien, même si vous êtes de classe inférieure à celle de Malvinne, et vous avez, en tant que tel, également le droit de choisir un champion. Et je serai votre champion. Ne touchez pas à ce gant : c’est moi qui le ramasserai.

— Vous ne m’avez pas regardé ! Je m’en vais transformer cette canaille en charpie…

— Si vous en étiez capable, je m’inclinerais avec joie ! Mais écoutez-moi, James. C’est moi qui, cet hiver, vous ai enseigné l’art de l’escrime et je suis bien placé pour vous dire que vous n’avez pas plus de chances de battre sir Hugh qu’un enfant n’en aurait face au Lancelot de la légende. C’est un chevalier chevronné. Une canaille, oui, j’en suis bien d’accord, mais une canaille qui est aussi l’un des meilleurs bretteurs que je connaisse. Vous laisser l’affronter serait tenter Dieu. Un pareil combat singulier ne serait qu’une farce. M’entendez-vous, James ?

— Oui, je vous entends, gronda Jim. Mais écoutez-moi à votre tour, Brian. Ce sera moi, et personne d’autre, qui croiserai le fer avec lui !

— James, si vous m’aimez…

Mais Jim avait déjà repoussé Brian. Il avança, ramassa le gant, le brandit et, fixant sir Hugh droit dans les yeux, récita la formule que sir Brian lui avait apprise plusieurs mois auparavant :

— Au nom de Dieu et de mon plein droit, je relève ce défi !

44

Deux tentes improvisées avaient été dressées. La coutume le voulait ainsi pour que les deux adversaires puissent procéder à leurs ultimes préparatifs ou recevoir les soins médicaux rudimentaires en vigueur à l’époque si, d’aventure, ils étaient gravement blessés. Brian put donc faire à Jim ses recommandations de dernière minute dans l’intimité.

— Vous avez agi de manière stupide en ramassant ce gant, James, soupira-t-il. Malheureusement je ne peux plus rien. Il est évident que Dieu a voulu que ce soit vous et non moi qui rencontre sir Hugh. (Brian se signa.) Nul plus que moi n’a foi en la volonté divine mais il faudra quasiment un miracle pour que vous l’emportiez sur lui, ami. Maintenant, écoutez-moi avec attention.

Bien que sa résolution fût toujours aussi ferme, la fureur qui s’était emparée un peu plus tôt de Jim avait reflué et il était maintenant assez calme pour reconnaître que c’était le bon sens qui parlait par la bouche de Brian. S’agissant du maniement des armée du XIVe siècle, il n’était que trop conscient de ses insuffisances et était plus que disposé à prêter une oreille attentive aux conseils de son compagnon.

— Allez-y, Brian, je vous écoute. Quelle sera la meilleure tactique à employer ?

— Voyons d’abord la situation telle qu’elle se présente. Vous êtes novice dans le métier des armes, même si vous avez déjà participé à quelques échauffourées – je pense notamment au concours que vous m’avez apporté pour mettre en déroute les ruffians qui avaient investi mon château. En tout état de cause, sir Hugh devrait vous réduire en miettes. Néanmoins, il n’est pas, lui non plus, sans avoir certaines lacunes dont vous pourrez peut-être tirer parti.

— Par exemple ?

— Commençons par dresser l’état des lieux. Vous manquez d’adresse avec les armes mais vous êtes jeune et vigoureux. Sir Hugh a, quant à lui, une grande dextérité et il est également robuste mais il est un peu plus vieux que vous. Et il pèse aussi vingt-cinq ou trente livres de plus. Enfin, votre grand atout est votre remarquable agilité. Cette rapidité de mouvement vous permettra d’esquiver la plupart des coups qu’il vous portera, voire de feinter pour être en position d’engager le fer alors que sa lame sera désalignée.

— Continuez.

— Il préférera utiliser sa masse d’armes, ce qui sera fort dangereux s’il réussit à l’abattre, même sur une plaque d’armure. Un bouclier ne résiste pas longtemps à une masse et si elle retombe d’aplomb sur votre casque, si bien rembourré soit-il, vous êtes un homme mort. Toutefois, l’objectif de Malvinne est de s’emparer de votre personne, non de vous tuer. Cela vous confère encore un certain avantage. Si rien ne vous interdit, vous, de tuer sir Hugh, si l’occasion vous en est donnée, il s’efforcera, lui, d’éviter de vous occire – à moins, évidemment, que dans la chaleur du combat, la passion l’emporte sur la raison.

— Et ce sont là les seuls avantages dont je disposerai ?

— Patience, James. J’en arrivais justement à cette question. En deux mots comme en cent, sir Hugh a en sa faveur le poids et l’expérience, vous la jeunesse, la rapidité et l’agilité. Vous n’avez jamais réussi à monter d’un bond sur votre cheval mais, en revanche, je vous ai déjà vu faire des sauts que je ne vous aurais jamais cru capable d’effectuer. Cela dicte la tactique qu’il vous faudra employer pour ce duel : éviter les coups que sir Hugh essaiera de vous porter, l’amener à courir autour de vous, le fatiguer et ne l’attaquer de front que lorsqu’il n’en pourra plus.

— C’est cette masse qui…

Brian interrompit Jim :

— Nous tâcherons de le contraindre à renoncer à elle et à choisir une autre arme. C’est de mon épée à deux mains que vous vous servirez, vous.

— Cet instrument-là ?

À l’entraînement, Jim n’avait jamais apprécié l’épée à deux mains. Il la trouvait trop longue et d’un maniement malaisé. En outre, avec elle, la position de base que préconisait sir Brian lui paraissait tout à fait incommode. Il fallait en empoigner le pommeau des deux mains comme le manche d’une hache. Mais au lieu d’avancer sur l’adversaire en la pointant droit sur lui, on devait lever les bras à la hauteur du front et la tenir la pointe en bas de manière que la lame soit parallèle au corps. Brian jurait ses grands dieux que cette garde, en dépit de son incommodité apparente, permettait à la fois de parer en un rien de temps les attaques de quelque direction qu’elles viennent et de frapper l’adversaire à l’improviste aussi bien à la tête qu’aux jambes. Jim, qu’il avait initié à cette technique, avait été obligé de reconnaître que ce n’était pas faux. Mais il continuait de penser qu’il devait y avoir une meilleure façon d’utiliser cette arme.

— Pourquoi l’épée à deux mains ? insista-t-il.

— Parce qu’elle augmentera grandement votre allonge – alors que, ne l’oubliez pas, vos bras sont déjà plus longs que ceux de Hugh de Bois. En conséquence, s’il gardait sa masse d’armes alors que vous l’affrontez avec l’épée à deux mains, il serait désavantagé. Vous seriez en mesure de lui porter des coups tout en restant à l’écart des siens. Qui plus est, cela vous fera faire l’économie d’un pesant bouclier puisque votre objectif sera de le fatiguer, ce qui constituera un avantage considérable.

— Oui, je comprends, fit Jim avec réticence car il demeurait encore sceptique.

— Mais quand il vous verra, il renoncera à sa masse pour lui préférer, lui aussi, l’espadon. Reste à savoir s’il est aussi bien entraîné à son maniement mais cela, il ne vous est pas possible de le deviner. Quoi qu’il en soit, vous devrez absolument vous maintenir à distance et diriger vos coups sur son bras droit et ses jambes. L’espadon n’est pas comme l’épée droite que l’on peut faire passer d’une main à l’autre si le bras qui la tient est touché. Vous n’aurez pas de bouclier. Aussi, gardez ce conseil présent à l’esprit : si vous vous reposez sur votre rapidité et votre agilité, James, vous aurez au moins une chance de l’emporter !

Le courage revenait à Jim. Le doute qui s’était insinué en lui quand Brian avait commencé à lui donner ses instructions s’était maintenant dissipé. Il savait de quoi ses jambes étaient capables et il en était réconforté.

— À présent, James, il vous faut endosser votre armure et vous préparer, conclut Brian.

Quand, vingt minutes plus tard, tous deux sortirent de la tente, ils découvrirent que Theoluf et l’un des hommes d’armes de Malvinne avaient été désignés comme arbitres. Une baguette à la main, ils se tenaient agressivement chacun à une extrémité de ce qui allait être le champ clos que l’on avait délimité par des cordes pour l’isoler des spectateurs. En principe, on aurait dû aussi ériger une tribune à l’intention des dignitaires des deux camps. Mais comme Malencontri n’en possédait pas, c’était au centre de l’espace dégagé qui s’étendait devant le château qu’avait pris place un groupe entourant Carolinus. Celui-ci avait un bourdon aussi haut que lui dans une main, une baguette dans l’autre.

Jim et Brian s’avancèrent vers lui. Sir Hugh était déjà là. De toute évidence, Carolinus avait tout simplement surgi et s’était imposé comme juge du combat bien que personne ne lui ait demandé de s’acquitter de cette fonction. Malvinne en était encore à se répandre en protestations.

— Tu ne fais donc pas confiance à un magicien, ton confrère, Malvinne ? clamait Carolinus.

— Tu sais très bien ce que je veux dire, bafouilla l’autre. Tu es, en cette affaire, tout autant de parti pris que moi !

— Je ne vois pas pourquoi je ne serais pas impartial, Salinguet, répliqua Carolinus avec un calme olympien. Il est vrai que l’un des adversaires en présence est un de mes disciples mais l’honneur attaché à un mage de mon rang permet indéniablement de passer outre à ce détail. D’ailleurs, où trouveras-tu quelqu’un d’autre pour tenir ce rôle ? La candidature d’un individu soumis à l’influence des Noires Puissances serait irrecevable dans une ordalie et aucune personne dévote n’accepterait de te rendre ce service, surtout depuis que des charges à ton encontre ont été soumises au Département des Comptes. Tu es obligé de t’incliner et de te résigner à me voir occuper la place de juge du combat.

— Soit, répondit Malvinne sur un ton vindicatif. Mais sois assuré que si tu fais preuve de partialité, je le signalerai quand j’aurai à me disculper des accusations dont je suis l’objet.

— Tant que tu voudras, Salinguet, mais pour l’heure, écarte-toi pour que je puisse inspecter la lice et recevoir le champion qui s’approche avec son compagnon.

À ces mots, l’attention de tous se porta sur Jim et sur Brian qui arrivaient à la hauteur du groupe. Le moment était venu des questions et des réponses rituelles.

— Je combattrai avec la seule épée à deux mains, annonça Jim.

— Fort bien, dit Carolinus. Ta requête est acceptée. Ton rival a sollicité que la rencontre ait lieu à pied et non à cheval. En es-tu d’accord ?

Jim ne demandait pas mieux et il savait que Brian en était tout aussi satisfait que lui. La joute était son grand point faible. Par ailleurs, la raison pour laquelle Malvinne avait suggéré qu’ils s’affrontent à pied était claire à ses yeux : dans un duel, sir Hugh pourrait réussir à l’assommer et à lui faire perdre conscience ou le contraindre à se déclarer vaincu. Mais à cheval et armé d’une lance, il lui serait impossible de prévoir si le coup qu’il lui porterait serait mortel ou ne ferait que le mettre hors de combat. Et Brian le lui avait rappelé : Malvinne voulait faire de lui son prisonnier.

— J’en suis d’accord.

Carolinus se tourna vers sir Hugh.

— Je crois savoir que vous avez opté pour la masse d’armes et le bouclier ?

— Non, répondit l’ancien seigneur de Malencontri non sans décocher à Jim un sourire menaçant. Ne voulant pas paraître bénéficier d’un quelconque avantage, je renonce à l’écu et à la masse. Comme mon adversaire, je n’aurai pour arme qu’une épée à deux mains.

— C’est parfait, laissa tomber Carolinus de la même voix monocorde et officielle. Que chacun de vous aille maintenant prendre position aux extrémités opposées de la lice. Ordre sera donné aux directeurs du combat de lever leurs bâtons. Quand ils l’abaisseront, vous serez autorisés à aller à la rencontre l’un de l’autre. Que Dieu, alors, protège le bon droit !

Jim fit demi-tour et, Brian toujours à son côté, se dirigea vers l’extrémité est du champ. Il avait agi de la sorte sans réfléchir, de façon purement automatique, mais c’était le bon choix. Le peu de temps qu’il avait fallu à sir Hugh pour se débarrasser de sa masse et la remplacer par un espadon avait offert à Jim l’occasion de jeter son dévolu sur l’emplacement où il aurait le soleil dans le dos. Certes, l’astre ne tarderait plus, maintenant, à atteindre son apogée et, au bout du compte, il n’y aurait pas beaucoup de différence, d’autant que les deux adversaires bougeraient et que Jim, qu’il le voulût ou non, ferait face à l’est à un moment ou à un autre. Néanmoins, dans l’immédiat, c’était un avantage supplémentaire car malgré les nuages, la chaleur était suffocante.

Arrivé à la périphérie de la lice, Jim se retourna. Sir Hugh n’avait pas encore rejoint sa place. Quand il l’atteignit, il pivota à son tour sur lui-même. Les deux champions étaient à moins de cinquante mètres l’un de l’autre. Les arbitres levèrent simultanément leurs baguettes. Puis, sur un ordre de Carolinus, ils laissèrent retomber leur bras.

Jim se mit en marche en direction de son adversaire qui en fit autant. Tous deux étaient en position de combat.

L’épée de sir Hugh n’avait nullement l’air de l’embarrasser. Il paraissait même à l’aise comme si une longue pratique de cette position en avait fait pour lui une seconde nature et Jim, qui se sentait tout gauche, eut un moment d’appréhension à l’idée que la manière dont lui-même tenait sa garde ne trahisse son manque d’expérience. Mais il chassa ces doutes de son esprit pour se concentrer sur des préoccupations plus immédiates. Le passionné de volley et de basket qu’il avait été au XXe siècle s’efforçait de se rappeler les techniques de ses sports favoris. Qui sait si tels ou tels mouvements corporels ne pourraient pas lui être utiles ?

Tout d’abord, il avait appris à feinter le joueur adverse sans bouger ni le corps ni les pieds. Le pas de côté et la volte soudaine destinés à le propulser jusqu’à lui avant que l’autre ait le temps de comprendre ce qui lui arrivait seraient peut-être susceptibles de déconcerter sir Hugh.

Encore quelques pas et ils seraient face à face. Quand ils furent à portée l’un de l’autre, l’ancien baron de Malencontri lâcha sans avertissement son épée, s’accroupit, la ramassa et porta une botte de bas en haut, visant le casque de Jim.

La seule chose qui sauva ce dernier fut qu’il avait déjà décidé d’employer la feinte de basket à laquelle il venait de penser : pencher le haut du corps à droite mais sans déplacer ses pieds et exécuter en un éclair un pas de côté et une volte. Il avait donc déjà amorcé le mouvement à l’instant où sir Hugh se fendait, de sorte que l’épée de celui-ci ne fit que siffler dans le vide. Estimant alors que c’était le moment favorable pour la riposte, Jim porta un coup de revers, visant l’épaule de son adversaire.

Mais sir Hugh, toujours accroupi, réussit à pivoter sur lui-même et, l’épée haute, parvint à bloquer la lame dont la pointe effleura seulement l’épaulière de sa cuirasse. Une clameur enthousiaste monta des rangs des partisans de son adversaire, manifestement persuadés qu’il avait fait mouche, mais Jim, lui, savait qu’il n’en était rien. Il rompit vivement tandis que sir Hugh pointait son épée sur son casque.

Pour la seconde fois, elle ne rencontra que le vide. Le baron déchu se dressa sur ses genoux afin d’être au contact. La large lame de son espadon, pointe en bas, décrivit un arc de cercle. C’était aux jambes de Jim qu’il en avait, semblait-il, mais la trajectoire de l’épée dévia à mi-course pour frapper une fois encore à la tête.

Jim esquiva et ce fut derechef un coup pour rien. Il commençait à se faire une idée de la tactique du champion de Malvinne : sir Hugh cherchait à le réduire à l’impuissance sans le tuer en se concentrant sur la tête avec l’espoir, peut-être, de déplacer son heaume de façon que la visière ne soit plus en face de ses yeux. Sir Hugh pointait et estoquait, Jim esquivait et rompait. Et c’était en vain qu’il guettait des signes de lassitude chez son adversaire. En revanche, il prenait conscience que la fatigue le gagnait, lui. La rapidité de ces évolutions sous le soleil qui tapait sur son armure minait ses forces et il s’aperçut que toutes ces voltes, toutes ces parades et tous ces dégagements avaient pour conséquence de pomper son énergie – cette énergie que Brian lui avait, au contraire, instamment recommandé d’économiser. Peut-être serait-il judicieux de changer de méthode ? Mais il avait beau réfléchir, il ne parvenait pas à imaginer une autre stratégie.

Ses jambes, elles, ne lui faisaient pas défaut comme il l’avait, d’ailleurs, prévu. Mais c’étaient ses bras et ses épaules qui commençaient à se ressentir du maniement de la lourde colichemarde.

Ses gens qui, massés derrière les cordes, suivaient les péripéties du combat avaient cessé de l’encourager de leurs cris. Ils étaient mornes, maintenant. Il était clair qu’à l’instar des hommes de Malvinne ils concluaient un peu hâtivement que leur héros avait peur de son adversaire et se bornait à feinter.

Et ils avaient raison, songeait Jim avec amertume – pour une part, tout au moins.

Cependant, la tactique de la dérobade ne pouvait se poursuivre éternellement. Tôt ou tard, il faudrait bien en arriver au corps-à-corps, et c’était là une perspective qui ne lui souriait guère.

Mais, soudain, comme il encaissait une nouvelle charge alors qu’il tentait de l’esquiver, Jim eut l’impression que l’impact avait été moins violent que les précédents.

L’idée ne lui était pas venue jusqu’à cet instant que sir Hugh, tout comme lui, pouvait se fatiguer. Non sans prendre les précautions qui s’imposaient, il s’exposa alors délibérément à une botte qu’il lui était possible de détourner au moins en partie. Il n’y avait pas de doute : sir Hugh ne frappait plus avec autant de force qu’auparavant.

Maintenant qu’il avait conscience de la faiblesse croissante qui alourdissait ses membres, Jim se rendait à l’évidence : il allait arriver un moment où ses propres coups seraient sans aucun effet sur son adversaire bien abrité sous son armure. Le temps lui était désormais compté. Ce qui voulait dire qu’il devait absolument attaquer tôt ou tard et accepter le corps-à-corps. Ce serait alors une affaire à régler entre deux personnes également affaiblies.

Entre-temps, il continuait de harceler sir Hugh en ne cessant de tournoyer autour de lui. La sueur qui inondait son front lui coulait dans les yeux et le rembourrage de son armure avait tout d’une éponge imbibée d’eau. Il se demanda si son adversaire souffrait du même inconfort et lors d’une volte suivante qui le fit passer au plus près de ce dernier, il tendit l’oreille.

Oui, des halètements rauques sortaient du heaume de sir Hugh !

Mais la fatigue qui plombait les bras de Jim avait à présent presque atteint sa limite extrême. Le moment était venu de jouer le tout pour le tout. Il esquissa une de ses habituelles feintes suivies d’une volte mais cette fois, il n’alla pas jusqu’au bout : il s’immobilisa et l’épée de sir Hugh heurta la sienne de plein fouet.

Le choc ébranla son bras jusqu’au coude. Mais cette fois, la puissance meurtrière qui accompagnait jusque-là les attaques de sir Hugh n’était plus au rendez-vous. Jim vit brusquement s’allumer une lueur d’espoir. Assener ne fût-ce qu’un coup efficace était pour lui désormais exclu : ses bras n’étaient plus que deux poids morts. Sans bouger le corps, il para l’attaque que lui portait sir Hugh et riposta sans tenter d’esquiver.

Jim, comme sir Hugh, avait à présent abandonné la position de contre-garde : tous deux tenaient leur épée pointe non pas en bas mais en avant, chacun frappant l’autre tour à tour. Cette nouvelle façon de combattre en restant immobile provoquait une sorte de griserie chez Jim. Recevoir des coups et les rendre sans plus avoir à simuler était pour lui un soulagement. Son ivresse monta encore d’un cran quand il s’aperçut que les halètements de sir Hugh étaient encore plus rauques que les siens. Peut-être sa fatigue avait-elle atteint un degré tel qu’ils étaient maintenant à égalité ? S’il continuait ainsi à frapper de la même manière, il l’emporterait bientôt.

Mais voilà qu’au moment même où, jouant avec cette idée, Jim se voyait déjà vainqueur, la lame de son adversaire s’abattit en plein sur le devant de son heaume qui tourna légèrement sur lui-même. Ce qu’il avait redouté s’était réalisé. Mais pas entièrement quand même : il pouvait encore voir de l’œil droit les barrettes de protection de la partie gauche de sa visière.

Cependant, avec un seul œil, il n’avait plus le sens de la perspective et ne pouvait donc plus évaluer les distances. La fureur s’empara de lui. Il avait agi exactement à l’encontre de ce qu’il s’était promis de faire. Et pourtant Brian l’avait mis en garde. Misant sur la force, il s’était de son propre chef placé sur le terrain où sir Hugh avait précisément la supériorité. Un coup violent assené sur son épaulière droite – son côté aveugle – le fit chanceler.

— Tu es à moi… coquin ! gronda sir Hugh entre deux halètements.

Jim comprit que le combat devenait maintenant une lutte à mort. Hugh, en particulier, ne songeait plus à le blesser : désormais, il se battait pour tuer. Et il était bien parti pour le massacrer.

Un nouveau et foudroyant coup d’épée fit encore pivoter un peu plus le heaume de Jim. À présent, il ne voyait pratiquement plus son adversaire qui avait maintenant toute latitude pour lui porter le coup de grâce.

C’était la fin.

Ce fut alors que Jim se rappela le duel qui l’avait opposé au chef des pirates quand Brian et lui avaient reconquis le château de Smythe avec une poignée d’hommes.

Ses jambes étaient encore solides.

Il sauta à pieds joints. Un bond qui l’amena presque à la hauteur de la clavicule de sir Hugh. C’était bien la dernière chose à laquelle s’attendait ce dernier qui eut un instant d’hésitation alors qu’il s’apprêtait à frapper.

Ce bref moment de flottement fut suffisant pour qu’avant de retomber sur ses pieds Jim ait le temps de lui lancer une double ruade en visant ses épaules.

Hugh bascula et se retrouva étendu sur le dos. Une seconde plus tard, Jim lui écrasait le bras sous ses solerets. Pointant son épée entre les barres de la visière du heaume de l’homme à terre, il lui demanda d’une voix pantelante :

— Vous avouez-vous vaincu ?

Ce fut un croassement qui lui répondit :

— Je me rends…

Quand Jim leva les yeux, il vit les deux arbitres se diriger en courant vers lui, leurs baguettes baissées. Derrière eux, Carolinus avait laissé tomber la sienne.

Jim recula, libérant le poignet de sir Hugh dont la main avait cessé d’étreindre le pommeau de son épée. D’un coup de pied, il l’expédia hors de portée du chevalier gisant à terre. Il était si exténué qu’il en titubait. La chaleur qui l’étouffait, enfermé comme il l’était dans son armure, l’épuisement, la réaction engendrée par sa victoire – tout cela eut raison de lui. Le paysage se mit brusquement à tournoyer et il s’écroula.

45

Ce passage à vide ne dura pas plus de quelques secondes : ce fut la voix de Carolinus qui fit reprendre conscience à Jim.

Titubant, il se remit sur ses pieds au prix d’un énorme effort. Rien ou presque ne semblait avoir bougé depuis l’instant où il avait perdu connaissance. Pourtant, les éléments se déchaînaient soudain. Les nuages en bourrasques se fondaient en une masse noire et compacte qui obscurcissait le ciel. Un vent venu de nulle part soufflait dans toutes les directions à la fois. Le bourdon que Carolinus tenait à bout de bras était une fois et demie plus long que tout à l’heure. Brian et Dafydd avaient rejoint le magicien et saisissaient eux aussi à pleines mains le bâton. Plus étrange encore, Aragh, qu’on aurait dit surgi du néant, serrait le bas de la crosse dans sa gueule. De l’endroit où il se trouvait, Jim pouvait se rendre compte que ses impitoyables crocs jaunes traversaient le bois de part en part.

À eux quatre, ils s’efforçaient de maintenir le bourdon haut dressé en dépit de la tourmente. Quant aux spectateurs, ils avaient tous fui comme des moutons surpris par l’orage et se pressaient pêle-mêle contre le mur du château.

— James ! cria Carolinus. (C’était la seconde fois qu’il l’appelait.) Viens ! Hâte-toi ! (Jim se tourna vers lui.) Empoigne mon bourdon. Enlève tes gantelets et aide-nous à le tenir en te servant de tes mains nues !

Jim obtempéra à cette injonction mais à l’instant où ses doigts se refermaient sur la hampe, il ressentit un profond changement. Ce fut comme s’il avait enlevé des lunettes de soleil : sa vision s’éclaircit brusquement.

Il voyait maintenant de petits éclairs s’échapper de la tige de bois. Des éclairs qui fusaient, rayonnaient dans tous les sens, contournaient le château en en léchant les remparts, montaient à l’assaut de ses mâchicoulis, l’auréolant d’un hérissement de lumière papillotante qui semblait animé d’une vie propre.

— Tiens bon, James !

Le vent était si violent qu’on entendait à peine les mots qui sortaient de la bouche du mage.

— Mets-y toutes tes forces ! criait celui-ci. Il ne faut pas le lâcher. Si tu veux protéger tes gens, ton château et tout ce qui t’est cher… tiens bon !

Les épais nuages formaient une voûte basse à présent. Le ciel était si sombre que c’est tout juste si Jim discernait les arbres à la limite de l’espace dégagé qui s’étendait devant le château. Sir Hugh gisait toujours là où il était tombé quelques minutes auparavant. En levant la tête, Jim aperçut une déchirure dans les nuées comme si l’on y avait ouvert une brèche, creusé une caverne illuminée. Et dans cette cavité se profilait la silhouette du roi et de la reine des morts dont les trônes dominaient la horde de ceux qu’ils appelaient leurs gardes du corps. Au cœur des nuages, ils observaient ce qui se passait en bas.

Les bourrasques se firent plus brutales encore. Là-bas, dans les bois, il y eut un craquement comme si plusieurs arbres avaient été déracinés par l’ouragan. Puis un deuxième. Plus proche. Et un troisième, encore plus près. Un frisson glacé parcourut l’échine de Jim. C’était à croire qu’un géant invisible se dirigeait vers le château, écrasant les arbres comme des brins d’herbe sous ses pieds.

La voix de Carolinus s’éleva, frêle dans la tornade :

— Département des Comptes ! criait-il. Donnez-nous force ! Ils s’en prennent aux fondements mêmes des royaumes ! Donnez-nous force !

Le vent fouettait le bourdon avec furie pour l’arracher des mains de ceux qui s’y accrochaient et aux crocs d’Aragh plantés dans sa hampe. Il s’en fallut de peu qu’il n’y parvienne. Mais, soudain, Jim sentit, venant de partout, une énergie nouvelle se déverser en lui. Un flux qui n’avait ni corps ni masse. Qui était, simplement.

En même temps, il eut l’impression qu’il grandissait – pas physiquement ni même mentalement mais d’une manière étrange, indéfinissable. Sa vision s’aviva encore davantage mais cette fois, de l’intérieur. Grâce à cette énergie qui se diffusait en lui, il avait une perception des choses infiniment accrue.

Il lui semblait qu’il discernait des champs de connaissance dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Son étreinte sur la crosse se fit plus assurée. Et quand il regarda Carolinus, il vit que celui-ci lui souriait derrière sa barbe que fouettait le vent.

La crosse était maintenant toute droite malgré les coups de boutoir des rafales. Les éclairs qu’elle dardait, plus violenta et plus drus, étendaient un réseau protecteur au-dessus de la foule et du château.

Les pas de géant se rapprochaient encore.

Subitement, Malvinne, qui s’était jusque-là tenu debout sous le scintillant réseau protecteur, se rua vers le champ clos. Quand il eut franchi en courant la moitié, au moins, de la distance qui séparait Carolinus et ses amis de sir Hugh, toujours au sol, il se laissa tomber à genoux et leva les bras vers les noirs nuages.

— Salinguet ! lui cria Carolinus. Reviens, imbécile !

La voix du magicien dominait maintenant la clameur du vent. Demeurant sourd à son appel, Malvinne dressa encore plus haut ses mains implorantes.

— Venez à mon aide ! hurla-t-il à l’adresse des nuages. Venez à mon aide, maintenant ! Je vous ai été fidèle !

— Salinguet ! appela à nouveau Carolinus – et il y avait une note de tristesse dans sa voix. Ecoute-moi…

Mais Malvinne ne réagit pas davantage. C’était aux nuages, et à eux seuls, qu’allait son attention. Les pas du géant étaient tout proches, à présent. Jim vit ou perçut ou entendit tout à la fois quelque chose comme une corde qui se tendait jusqu’à son point de rupture, une corde qui vibrait sur une seule note. Soudain, elle céda avec un claquement sec et cessa d’émettre.

— J’ai été fidèle…, répéta encore une fois Malvinne.

Sa voix que noyait le grondement du vent était presque inaudible.

Des turbulences agitèrent soudain les nuages au-dessus de l’endroit où il était agenouillé. Tout là-haut, dans leur caverne, les silhouettes du roi et de la reine des morts étaient déjà en passe de s’estomper. Jim sentit l’énergie nouvelle qui l’avait envahi commencer à refluer. Les nuages étaient toujours là mais ils laissaient filtrer une clarté diffuse comme s’ils s’éclaircissaient.

Jim eut une dernière vision de Malvinne : une forme flasque tel un homme mort se balançant au bout d’une corde qui montait en direction de la fissure où l’on voyait s’évanouir les silhouettes fantomatiques du roi et de la reine des morts. Et plus il s’élevait, plus on avait de mal à le distinguer ; il était presque aussi transparent qu’elles – et, comme elles, il se fondit dans les nuages.

Alors, les nuées se déchirèrent et l’éclat du soleil inonda le château et ses alentours. Le vent mourut. Ce qui restait encore de l’énergie qui l’avait si soudainement envahi déserta finalement Jim. Il sentit ses propres forces l’abandonner et les ténèbres se refermèrent sur lui.

Il n’eut même pas conscience de tomber. Mais cette fois encore, son malaise ne dura pas plus de quelques secondes. Quand il revint à lui, Dafydd et Brian qui le soutenaient le débarrassaient de son armure. Carolinus se tenait un peu en retrait et son bourdon avait retrouvé sa taille initiale. Le mage était livide et paraissait avoir mille ans. Mais sa crosse semblait le porter. Et quand ses compagnons eurent ôté la dernière plaque de l’armure de Jim, il serra le bras de celui-ci. Sa poigne était étonnamment vigoureuse. C’était Carolinus, maintenant, qui le maintenait debout.

— Allez au-devant de ceux qui vous attendent, ordonna-t-il à Brian et à Dafydd.

Après un instant d’hésitation, tous deux pivotèrent sur eux-mêmes comme un seul homme et s’élancèrent en direction du château. Jim, toujours soutenu par Carolinus, les suivit à petits pas. Trois personnes émergèrent tout à coup du portail et franchirent en courant le pont-levis abaissé : Geronde Isabel de Chaney, Danielle – grosse de l’enfant qu’elle portait – et Angie.

— Angie ! s’écria Jim qui, toutes ses forces revenues, s’arracha à l’étreinte de Carolinus pour serrer contre lui sa femme qui se précipitait en courant dans ses bras.

Devant lui, Brian tenait sa dame dans les siens et, à sa gauche, Dafydd enlaçait Danielle qui pleurait et riait tout à la foie.

— Mon oiseau d’or ! Mon oiseau d’or ! répétait le Gallois en la berçant doucement, une joue enfouie dans sa chevelure.

— Ah ! Quel bel oiseau d’or je fais ! s’exclama Danielle entre sanglots et rire. Regarde-moi. Mais regarde-moi donc !

— Je te regarde. (Dafydd repoussa légèrement Danielle pour caresser son ventre épanoui.) Je regarde la chose la plus belle que pouvait m’offrir mon oiseau d’or.

Ils s’enlacèrent à nouveau. Dafydd riait à son tour aux éclats mais ses yeux étaient embués.

Jim et Angie restèrent un long moment l’un contre l’autre sans prononcer un mot. Enfin, la voix douce d’Angie murmura à l’oreille de Jim :

— Tu es rentré. Tu es enfin rentré.

— Oui.

— Pour rester.

— Oui, dit Jim.

Et il savait qu’il ne pourrait en être ainsi. Et Angie le savait aussi.

Mais pour l’heure, ces mots étaient l’expression de la vérité.